Benoît Duteurtre répond au « Monde » sur l’article de Anne Rey, Le Monde, 19 mai 1995

Benoît Duteurtre répond au « Monde »

Au titre du droit de réponse, légalement réglementé, nous avons reçu de Benoît Duteurtre la lettre qui suit.

J’ai été stupéfait de découvrir, dans Le Monde du 14 avril denier, que le fait d’émettre un jugement critique sur certains courants de l’art contemporain pourrait conduire à nier l’existence des chambres à gaz dans les camps nazis.

C’est en effet ce qu’exprime l’article désolant de votre collaboratrice Anne Rey consacré à mon ouvrage Requiem pour une avant-garde (éditions Robert Laffont). Tant d’imagination laisse songeur, et je m’étonne que vous laissiez paraître une chose aussi extravagante, ne serait-ce que par respect pour les victimes du nazisme. L’ouvrage que j’ai écrit est une réflexion sur la musique contemporaine, sur « l’académisme d’avant-garde » et sur la façon dont un courant artistique historico-scientifique a pu masquer des mouvements plus vivants de la création. Retraçant l’histoire de la musique « atonale », (celle de Boulez, Stockhausen, Xenakis…), je m’efforce d’analyser les raisons de son échec, voire demi-réussites. Une autre partie du livre est consacrée à l’étude de la musique contemporaine « tonale » (celle de Reich, Adams, Gorecki…) qui a, selon moi, innové de façon plus convaincante.

Face aux grands courants de la musique contemporaine, je propose une lecture différente de celle qui est habituellement enseignée en France. Je n’attaque pas l’art moderne mais un dogmatisme pseudo moderne. Je conteste l’idéologie du progrès en art invite à réfléchir sur ce que Debussy appelle une beauté « sensible », avant d’évoquer de stimulantes perspectives fondées notamment sur le « métissage » artistique. Ces positions auraient-elles un caractère fascisant ?

Tel est le sens du réquisitoire dressé par Anne Rey. Plutôt que de parler du livre, elle construit le portrait d’un réactionnaire, manipulé par les pouvoirs, procédant à des « règlements de comptes », occupé à « réviser » l’histoire pour des motifs personnels intéressés.

Je serais obsédé par Pierre Boulez. Comment ne pas reconnaître le rôle central joué par le théoricien du mouvement post-sériel dans le Paris de l’après-guerre ? Mais je m’intéresse d’abord aux principes de cette musique, à leur élaboration par Schönberg, à la façon dont un Stockhausen, un Berio s’en sont inspirés. Il se trouve toutefois que Pierre Boulez est le seul de ces musiciens à occuper une position sociale d’hégémonie. Maryvonne de Saint Pulgent ou Michel Schneider l’ont souligné avant moi : loin de « se contenter d’un poste au Collège de France » (comme l’affirme Anne Rey), le même homme aura cumulé les fonctions de direction ou d’influence de l’lrcam à la Cité de la musique, en passant par líEIC l’Opéra Bastille, l’Orchestre national, etc.

Le deuxième point de l’attaque de Mme Rey découle d’une vision policière de l’art et de la pensée. Découvrant que Marcel Landowski préside l’association que je dirige (Musique nouvelle en liberté), notre détective en déduit que mes idées seraient le fruit d’une manipulation. Mon Requiem « téléphoné » constituerait l’instrument naïf de la guerre de pouvoir Landowski-Boulez. Je n’en serais même pas l’auteur et J’ai pourtant publié nombre d’articles sur la musique contemporaine avant de connaître Marcel Landowski, et celui-ci n’a jamais eu besoin de moi pour dire ce qu’il pensait. Nos relations professionnelles (et amicales) m’interdisent-elles toute analyse personnelle ? Je voudrais signaler à Mme Rey que l’esthétique de la musique contemporaine est un débat d’idées (cela existe b, un peu partout dans le monde, quoiqu’il demeure souvent occulté en France. Si elle m’avait mieux lu, elle saurait également que ma réflexion sur la « tonalité » est relativement éloignée des préoccupations spirituelles développées par Marcel Landowski. Elle ne ferait pas de moi le porte-parole de Menotti, Sauguet ou Rota (musiciens à peine évoqués dans ces pages) ; elle n’affirmerait pas que j’aime particulièrement l’accord parfait, mais soulignerait plutôt mon admiration pour les polyphonies de György Ligeti ou la jeune musique afro-américaine.

Le comble est toutefois atteint lorsque cette dame explique que la critique de l’art moderne risque de me conduire là où elle a conduit Robert Faurisson. Partant d’une tentative de démystification des Chants de Maldoror, celui-ci en serait arrivé, presque naturellement, à la négation de l’existence des chambres à gaz… Je ne connais pas les textes de M. Faurisson sur Lautréamont ; mais il y a vraiment quelque chose d’odieux dans cette façon d’éliminer le sujet musical, en me clouant soudain – sans aucun motif – au pilori du révisionnisme, de l’antisémitisme et de la haine raciale. Comment ose-t-on établir une relation de cause à effet entre la réflexion sur l’art contemporain et une tendance néonazie ? Mme Rey englobe-t-elle dans ses soupçons Claude Lévi-Strauss, Witold Gombrowicz ou Guy Debord, cités dans mon livre pour avoir remis en question, eux aussi, I’ordre avant-gardiste ?

Mm. Rey veut faire de moi le porte-parole de la « réaction ». Mais la virulence de son propos m’autorise à me demander quelle cause elle défend elle-même. Celle d’une avant-garde nationale qu’elle n’a jamais négligé de célébrer, au fil de son parcours journalistique, tout en ignorant nombre de mouvements plus significatifs ? Celle de la modernité considérée comme une religion, avec ses procès en sorcellerie ? À líissue d’une révolution artistique décevante, notre « musique contemporaine » demeure le royaume de la langue de bois. Dans ce microcosme aux abois, ceux qui osent discuter se voient traités de fascistes ou de révisionnistes. En pratiquant l’anathème, Mme Rey vient involontairement confirmer mon analyse.

On peut attaquer les idées que je défends, à condition de recourir à des arguments. Au lieu de cela, Mme Rey (qui me reproche « une citation tronquée ») se contente de prélever ici ou là des mots destinés à conforter sa thèse, quand bien même mon ouvrage dirait exactement le contraire.

Pouvez-vous tolérer qu’un journal comme Le Monde évite de parler d’un livre pour développer une fausse polémique – sans rapport avec le sujet – et dresser en toute malveillance le portrait à charge de son auteur ?

Benoît Duteurtre

N.B.: Le Monde indique que ce droit de réponse aurait dû être publié dans « Le Monde des Livres », du 12 mai, mais qu’un problème technique l’en a empéché.


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