Benoit Duteurtre, Requiem pour une avant-garde, Diapason, Yves Petit de Voize, juillet 1995

Pour en finir avec l’esprit de système

Entretien avec Benoît Duteurtre

Avec son pamphlet Requiem pour une avant-garde, Benoît Duteurtre a jeté un pavé dans la mare du milieu musical parisien. Au centre du livre, un vrai problème : comment réconcilier le public avec la création contemporaine ?

Votre Requiem pour une avant-garde a suscité un certain émoi. Les réactions, parfois virulentes, se sont situées sur un plan  » politique  » autant que musical. Comment expliquez vous ces attaques ?

Benoît Duteurtre : L’art contemporain est une forteresse assiégée par la réalité, mais imperméable à la remise en question. Dans les milieux intellectuels, les milieux de pouvoir, règne un consensus sur la qualité incontestable de la production artistique de notre époque. Ceux dont le prestige repose sur l’accès aux institutions et aux finances refusent obstinément d’entendre la véritable question esthétique :  » Une certaine pensée musicale ne tourne-t-elle pas en rond depuis un demi-siècle, sans perspective, sans public, sans réussite marquante, parce qu’elle demeure fondée sur des bases erronées: rupture artificielle avec le monde « tonal » (dans son sens le plus large), foi dévote dans la science, l’acoustique ou le micro-intervalle ? « 

N’y-a-t-il pas quelque chose de simpliste dans l’opposition que vous tracez entre le monde « tonal  » et le monde « atonal  » ?

B.D. : Comme je l’explique dans mon livre, la pratique tonale – modale, polytonale, polymodale… – n’a jamais cessé d’évoluer. De Pérotin à Messiaen, en Allemagne ou à Bali, elle demeure cependant fondée sur l’exploration de certaines possibilités sensibles liées à la pulsation rythmique, aux échelles harmoniques, à l’articulation mélodique. C’est en renouant avec ces possibilités qu’un Berio, un Stockhausen ont inventé parfois de réelles beautés. Mais celles-ci demeurent fugitives, et peut-être moins durables, dans leurs oeuvres que chez leurs contemporains Britten, Chostakovitch, Poulenc ou Jolivet. Car l’école atonale est souvent entravée, même dans ses moments de talent, par l’obsession d’un langage fabriqué, d’une écriture nouvelle, en rupture avec cette pensée tonale supposée périmée. Certes, nous n’en sommes plus aux années 50, mais le refus de tout système prôné par beaucoup de jeunes compositeurs – qui pensent avoir dépassé l’opposition tonales-atonale – s’apparente souvent au refus d’aborder la musique dans sa substance tangible et sa vraie complexité. Tout est permis, en art, mais il faut tirer les leçons de l’histoire, et reconnaître que certaines démarches ont plutôt appauvri les facultés extraordinaires du langage musical.

Certains critiques vous ont accusé de  » réviser  » l’histoire dans une optique réactionnaire.

B.D. : Dès l’instant où institution artistique se veut  » anti-académique « , elle considère à l’inverse comme  » réactionnaire  » quiconque refuse le consensus. De l’accusation esthétique, certains en viennent au procès politique délirant : vous contestez l’avant-garde, donc vous êtes réactionnaire, donc vous êtes fasciste, donc vous êtes antisémite… Boulez l’a suggéré lui-même : vous contestez de l’utilité de l’Ircam ?  » Les slogans du temps de Pétain, ceux de Poujade et de Le Pen ne sont pas loin.  » Plus c’est énorme, plus ça fait illusion dans un milieu tellement déconnecté de la vie qu’il s’enivre de tels amalgames. Certes, je pense qu’une certaine musique contemporaine s’est égarée ; mais je suis pour la liberté créatrice, la liberté de moeurs, la démocratie, l’amitié entre les peuples, etc. La critique du formalisme d’avant-garde ne s’oppose pas à l’imagination : Fellini ou Gombrowicz ont montré l’exemple du génie novateur, aux antipodes du goût intellectualiste d’après-guerre. La même attention aux beautés concrètes de la matière artistique – plutôt qu’à la conceptualisation fumeuse – a conduit Ligeti ou Reich à composer des chefs-d’úuvre.

Quelques-uns s’étonnent de vos analyses engagées, alors que vous êtes le directeur de Musique Nouvelle en Liberté ?

B.D. : Sont-ils également choqués que les grandes institutions musicales soient souvent dirigées par des personnalités issues de l’avant-garde atonale ? Non seulement le domaine de Pierre Boulez (Ircam, EIC, Cité de la musique…), mais aussi Radio France sous la direction de Claude Samuel ou la direction de la Musique de Maurice Fleuret. Ne confondons pas les penchants personnels et les responsabilités institutionnelles. Certains responsables savent faire preuve de curiosité (tel David Robertson, à l’EIC) ; d’autres préfèrent limiter leur champ de vision aux sous courants de la modernité officielle. À Musique Nouvelle en Liberté, avec Marcel Landowski, nous favorisons la diffusion de la musique d’aujourd’hui, en offrant aux interprètes une liberté totale, qu’ils s’intéressent à la jeune musique tonale, aux post-sériels ou aux spectraux. L’ouverture esthétique est plus réellement de notre côté que chez nos détracteurs.

On vous reproche parfois une vision crépusculaire de la vie artistique française, à la veille de l’an 2000.

B.D. : La seconde moitié du XXe siècle, considérée par certains comme un bond en avant, marque incontestablement un recul par rapport à ce que représentait internationalement la vie musicale française, jusqu’aux années 50. Mais la réalité, malgré les apparences, n’a jamais été monolithique. Après Dutilleux, Nigg ou Landowski, tout un jeune courant, sans rejeter systématiquement l’expérience atonale, se réclame aujourd’hui d’autres traditions du XXe siècle : je songe à des musiciens comme Florentz, Hersant, Gagneux, Bacri. Il existe également une nouvelle école plus radicale dans son goût de l’harmonie et du rythme : celle d’Escaich, Zygel, Girard, Connesson… Ce qui ne m’empêche pas de reconnaître certains talents issus des voies néo-avant-gardistes. Il existe cependant une disparité de moyens, entre les soutiens dont peut disposer la mouvance  » tonale « , et des structures archaïques et luxueuses comme l’lrcam, à l’impact artistique extraordinairement faible. Est-ce le rôle de l’Etat que de financer des laboratoires d’utopie ? L’argent public ne devrait-il pas être consacré davantage à la diffusion des oeuvres nouvelles, en laissant aux acteurs de la vie musicale – compositeurs, orchestres, interprètes, public – la possibilité de se confronter et de choisir, dans leur diversité ?

Faudrait-il s’en remettre à la loi du public ?

B.D. : Malheureusement, pour la plus grande partie du public, l’art du XXe siècle demeure inabordable dans sa totalité. Stravinsky, Bartok ou Messiaen représentent, pour moi, une référence ; mais pour beaucoup de mélomanes ces compositeurs ne semblent guère plus accessibles que Boulez ou Stockhausen. Si, toutefois, l’on y regarde de plus près, il apparaît que nombre de créations importantes du XXe siècle, sans susciter l’engouement du  » grand public  » (notion de toute façon assez récente), n’ont pas provoqué le rejet massif qui s’applique au seul courant atonal. Prokofiev, Ravel, Weill, Poulenc s’adressaient à un vaste auditoire. C’est ce public-là qu’il convient de réconcilier avec la création, après tant d’années passées à l’en dégoûter. J’aime trop l’art moderne pour me satisfaire personnellement des dogmes historiques ou des contorsions conceptuelles qui ont masqué la vitalité du siècle.

Yves Petit de Voize

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.