Au bon leurre Par Joseph Macé-Scaron – « Ballets roses » de Benoît Duteurtre – Marianne 13 juin 2009

Au bon leurre
Par Joseph Macé-Scaron

Pour écrire un livre tout parfumé d’autrefois, il n’est pas nécessaire d’y faire ferrailler des éphèbes d’acier gainés de dentelles ou d’y envoyer gambader des marquis poudrés jouant à saute-mouton dans le Hameau de la reine. Non. Il suffit juste que l’œil ait l’impression d’être face à des tableaux de genre et que l’esprit du lecteur saisisse combien l’atmosphère qui se dégage du récit est rétif à la modernité ou à sa descendance canaille, la postmodernité. Explication. Répondant à l’invitation de la collection  » Ceci n’est pas un fait divers « , dont on a déjà rendu compte ici avec le remarquable Est-ce ainsi que les femmes meurent ? de Didier Decoin, notre collaborateur Benoît Duteurtre a choisi de revisiter la fameuse et fumeuse affaire des  » ballets roses « * qui éclaboussa la respectabilité de feu la IVe République plus sûrement qu’un tablier de sapeur renversé sur un gilet de sénateur radical.

Ce choix de ranimer la fin des années 50 n’est pas anodin. L’auteur des Pieds dans l’eau (Gallimard, 2008) est l’arrière-petit-fils de René Coty, qui fut un des principaux acteurs des dernières convulsions d’un monde condamné à la disparition et qui connaissait le principal inculpé dans cet affaire de parties fines : l’homme politique André Le Troquer. Il serait un peu rapide d’expliquer le choix de Duteurtre par une nostalgie chevillée au corps ou par son goût des augustes vieillards. Comme tout romancier, ce dernier aime plus  » simplement  » ressusciter des atlantides, et reconnaissons qu’il y parvient avec talent.

Qui se souvient encore d’André Le Troquer (dont le nom – cela n’a pu échapper à Duteurtre – évoque autant un bistrot du Paris de Léo Mallet qu’une plage normande) ? Tout le monde garde en mémoire cette photo du général de Gaulle prise au lendemain de la guerre au pied de l’Arc de triomphe. Juste derrière le grand libérateur se tient  » un homme trapu à la tête carrée tout de noir vêtu qui dresse fièrement le menton « , un homme qui ne doute pas de sa légitimité à inscrire son nom sur les grandes pages de l’Histoire : Le Troquer. Ancien combattant (il a perdu l’usage de son bras durant la Guerre de 14), digne fils méritant de l’école républicaine, député socialiste, résistant de la première heure, défenseur de Léon Blum lors du procès de Riom… l’impétrant, selon la formule, présente  » un long passé de services rendus « . Services qui lui vaudront plus tard l’indulgence de la justice. Avec Le Troquer, Duteurtre nous dresse le portrait d’un  » ambitieux humilié « , mais aussi un tableau des mœurs politiques sous la IVe République, cette IIIe République molle. C’est dans ce cadre que Le Troquer, qui est déjà un vieux monsieur à l’éternel nœud papillon, accède à la présidence de l’Assemblée nationale. Le zénith avant le nadir. Dans sa vie privée, Le Troquer a de gros appétits.  » Le secret de ma jeunesse, à 50, à 60, à 70 ans, c’est que j’ai fait l’amour tous les jours depuis l’âge de 16 ans jusqu’à aujourd’hui « , écrit-il à son fils. Imprudent et vantard, Le Troquer confond l’après-guerre avec la Belle Époque. Ministre de l’Intérieur, il est déjà célèbre pour ses frasques et balance entre sa maîtresse officielle, Fanny Mauve (sic), et sa maîtresse officieuse, la  » comtesse  » Pinajeff (re-sic). Mais il y a pis ; fidèle toute sa vie à la SFIO, il devient assoiffé de privilèges. Duteurtre, pas à pas, nous permet de mieux comprendre comment le pouvoir dérègle les sens et combien le pouvoir absolu les dérègle absolument. C’est dans le joli pavillon de Butard, dans le domaine de Saint-Cloud, qui a tout un passé libertin, que ce haut personnage de l’État met en scène avec la Pinajeff et Jean Merlu (re-re-sic), un pourvoyeur de chair fraîche, des  » chorégraphies  » érotiques avec de très jeunes filles parfois poussées là par leurs mères (qu’on se souvienne de Manèges, d’Yves Allégret). L’affaire éclate en 1959. Et l’omnipotent Le Troquer devient un pitoyable pervers livré à la dérision publique. Dérision ? Les peines prononcées apparaîtraient, aujourd’hui, bien modérées, comme le relève l’auteur, qui garde en tête les exemples récents où les affaires de mœurs ont tenu la vedette. Il n’est plus sûr que le justice fasse preuve dans le même cas d’une pareille indulgence :  » Tout porte à croire que cette justice de classe a pu faire place à une justice encore plus cruelle encore par maints aspects.  » Portrait d’une époque révolue mais qui nous fascine comme le film les Tontons flingueurs et la Citroën DS ; réflexion sur l’époque présente et ses prétendus progrès… Il y a tout cela dans ce livre, et bien d’autres portes à ouvrir. Et Le Troquer ? Sa carrière politique s’arrêta là. Il quitte la vie politique en 1960, l’année de sa condamnation. Il crie au complot, comme tant d’autres, mais, dans son cas, de Gaulle n’eut pas le coup de balai rosse.

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Ballets roses, de Benoît Duteurtre, Grasset, 246 p., 17 €.

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