Benoît Duteurtre, L’été 76, Alain Favarger, La Liberté (Suisse), 30 avril 2011

Les yeux ténébreux de l’amour

 

Le charme discret de la bourgeoisie de province, catholique, vertueuse et bien pensante, quoique ouverte à une certaine modernité. On est en Normandie au cœur des années 70. Les ondes de la grande secousse de Mai 68 n’ont pas fini d’étendre leurs cercles concentriques. Et les jeunes nés en 1960 comme Benoît Duteurtre, qui portaient encore des culottes courtes au moment où leurs aînés
exhibaient banderoles et drapeaux rouges ou noirs, se sentent les héritiers des illusions du grand soir.

Élève quelque peu dissipé, le jeune Benoit a été déplacé par ses parents du lycée François-1er, le grand bahut du Havre, là où Sartre et Raymond Aron ont enseigné un temps la philosophie, vers un établissement privé. A l’abri des turbulences et des manifs qui régulièrement dénoncent les «mesures fascistes» du ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin. L’année de ses quatorze ans, le jeune lycéen qui compte dans sa lignée un aïeul illustre, l’ancien président René Coty, reporte l’essentiel de sa fougue sur Hélène, une condisciple un peu plus âgée que lui.

C’est l’histoire d’une fascination et d’une passion chaste. L’adolescent reconnaît sous les traits d’Hélène, aux yeux noirs et au sourire éclatant, une sorte d’âme sœur, de double fantasmatique. Qu’elle regarde d’abord un peu de haut ce rejeton d’une bonne famille, qu’elle ait déjà un petit ami, n’entame en rien les élans de son cadet. Qui finit par entrer dans l’intimité de la belle ténébreuse avec laquelle il partage un vif engouement pour la musique et le piano en particulier.

Être admis dans la cour de son égérie, par ailleurs grande lectrice de brûlots anarchistes, semble suffire au bonheur du lycéen. Devenu à la fois confident et premier des viennent-ensuite, il n’attend rien d’autre «Mon sentiment pour elle n’était pas exactement platonique: ce désir de sensualité frissonnante voulait simplement rester à la surface des choses: il supposait l’effleurement et la suggestion plutôt que l’affrontement et l’étreinte.»

Hélène ne sera donc pas l’initiatrice. Une autre fille, jolie mais assez quelconque, remplira cet office une nuit d’été sur la plage. Et le parcours plutôt chaotique d’Hélène, qui quitte le lycée après un avortement et décide de passer le bac par correspondance avant de devenir infirmière puis comédienne, se chargera d’imposer le principe de réalité aux émois juvéniles

Benoît Duteurtre, qui excelle dans ce type de récits qui ont le charme des photos sépia et le goût suave des bonbons anciens, livre là une nouvelle tranche de son roman familial. Car outre le portrait d’Hélène, l’ancien lauréat du Prix Médicis (en 2001 pour Le voyage en France) nous laisse une peinture de milieu délicate et attachante. Entre ses parents, militants chrétiens se rêvant libéraux sous l’influence des prêtres ouvriers et de Vatican II, et les autres membres influents de la famille. Tel le grand-oncle Albert, un chirurgien dentiste vivant dans les Vosges et ancien résistant ayant conservé l’esprit frondeur de sa jeunesse. Un homme que ses ferveurs de vieux gaulliste n’empêchaient pas d’adorer les romans de Céline.

A côté de cela défilent sous nos yeux en flashs magnétiques des images du Havre, ville quelque peu froide et austère, remodelée après la guerre, avec ses boulevards de béton armé et «un manque d’animation qui pouvait faire songer aux cités soviétiques». Le tout dans l’atmosphère encore empesée des années 70 et le conformisme des gens toisant d’un oeil torve les jeunes à cheveux longs. Le Havre, ville vouée au travail avec les usines Renault, la Compagnie française de raffinage et les activités portuaires. Cité laborieuse, dont le centre s’éteignait alors à sept heures du soir. Et où, le long des avenues désertes, on n’entendait parfois «plus que la pluie crépiter et le vent s’engouffrer d’un immeuble à l’autre».

Mais Benoît Duteurtre n’en néglige pas pour autant les traces laissées par les peintres (Boudin, Monet, Dufy) pour la beauté éternelle du ciel ou des falaises de Sainte-Adresse. Ni le charme insolite des belles maisons extravagantes dominant la mer comme celle de l’écrivain phare de la ville, Armand Salacrou, «une folie en brique rouge» ornée de tourelles dignes des châteaux de la Loire.

Une part importante de l’attrait que conserve la littérature française, malgré la fin de son âge d’or, provient souvent du noyau dur de sa province, riche et multiforme, qui n’épuise pas le pouvoir mystérieux qu’elle exerce sur nos imaginaires. Cela passe ici par un autoportrait tout en finesse réactivant la fulgurance d’un premier amour. Et le mythe des yeux de fougère qui bouleversent comme un désir secret de trouver l’autre soi-même rêvé. De toucher à l’envers impalpable du temps perdu.

Alain Favarger

 

Benoît Duteurtre, l’été 76, Ed Gallimard, 189 pp

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