« Euphorie printanière » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1261 du 14 au 20 mai 2021

Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE

EUPHORIE PRINTANIÈRE

C’est le printemps. Traversant la Normandie en train, voici quelques jours, je m’enchantais de découvrir le vert frais des branches, les cerisiers en fleur, les champs tachetés de jaune où j’avais envie de m’allonger. J’éprouve comme beaucoup d’autres à ce moment de l’année un désir de campagne, de forêts, de parfums, de promenades. Rien ne me ravit comme le retour de la belle saison… où l’on se suicide aussi beaucoup, paraît-il, tant cette poussée de vitalité paraît insupportable à certaines natures mélancoliques. Quant à moi, j’invite chacun à profiter du ciel bleu et du ciel gris, du beau temps et de la pluie, bref, à « penser printemps » – non comme un banal programme de communication politique, mais comme un plaisir de retrouver cette nature qui peut alléger nos fardeaux malgré la pandémie et les crises de toutes sortes. Voici venu le temps des enchantements qu’il faut goûter sans tarder, que ce soit dans la campagne fraîche et souriante, au bord de la mer, dans laquelle on commence à tremper les pieds, et même en ville, où il fait bon flâner sous les paulownias mauves puis s’asseoir sur un banc près d’un parterre fleuri.

L’histoire de la chanson déborde d’hommages au printemps et de refrains qu’on fredonnerait encore si on n’avait pas la mémoire courte. Mon préféré est probablement « Tiens ! tiens! tiens ! c’est le printemps qui vient… », par Ray Ventura et ses Collégiens: un merveilleux thème de Paul Misraki sur des paroles d’André Hornez, chanté dans le film Tourbillon de Paris. C’était pourtant en 1939, un moment de l’Histoire pas très printanier! Mais je n’aime pas qu’on reproche aux Français d’avoir trop chanté avant-guerre… comme si une certaine joie de vivre était coupable de la débâcle de 1940! Je me rappelle aussi la Romance du printemps, entonnée par Lucienne Boyer, le chœur printanier de l’opérette Ciboulette, de Reynaldo Hahn, ou encore le Temps du muguet, de Francis Lemarque – adaptation d’une chanson soviétique par ce grand auteur-compositeur-interprète, compagnon de route du PCF.

Dans le genre crooner, n’oublions pas J’aime Paris au mois de mai, enregistré par Charles Aznavour en 1956… auquel fera écho le Paris mai, de Claude Nougaro, qui souligne le côté saisonnier des événements de 1968. Mais je pourrais mentionner encore la valse Amour et printemps, d’Émile Waldteufel, devenue célèbre comme générique du « Ciné-club » d’Antenne 2 et, bien sûr, April in Paris, interprété par Count Basie et tous les jazzmans, en ce temps où les Noirs américains voyaient la France comme un paradis !

Mon père m’expliquait que les merles du jardin commençaient à chanter en plein hiver, puis se taisaient au début de l’été quand les jours, imperceptiblement, commencent à diminuer. Et je ne suis pas loin, moi-même, de situer la fin des beaux jours… au 21 juin. On n’y pense guère, heureusement, dans la torpeur estivale, après quoi la splendeur effondrée de l’automne vaut bien à sa façon l’expansion joyeuse du printemps. Mais, si sublime que soit le spectacle des feuilles mortes, je préfère le camaïeu des verts de mai. On recense alors, dans mon village vosgien, d’infinies nuances dans les pâturages, sur les feuilles, et même à l’extrémité des branches des sapins, où de nouvelles épines, claires et douces comme un duvet, s’ajoutent à chaque extrémité du rameau. L’eau coule abondamment, les ruisseaux sont joyeux, les oiseaux au rendez-vous chaque matin près de la maison. Quelques feux de cheminée s’élèvent encore et parfument le décor, mais on abandonne vite les pullovers sur les sentiers où commence à pointer une multitude de fleurs blanches, jaunes ou violettes: linaires, lotiers, cumins des prés. La nature pousse tellement vite que j’ai l’impression de la voir grandir en temps réel. La forêt montagnarde, humide et généreuse, prend des airs d’Amazonie. Les vaches sont de retour avec leurs cloches dans les pâturages. Les gens sourient et bavardent devant les maisons, tout en installant des pots de géraniums. Quelque chose de nouveau commence. C’est le printemps et je suis heureux.

 


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Une réflexion sur “« Euphorie printanière » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1261 du 14 au 20 mai 2021”

  1. Le monde est régi par la loi des contraires. Les « natures mélancoliques » se suicident moins que les autres, leur taux d’anticorps au malheur étant supérieur à la moyenne. Certes, tout comme elles préfèrent les enterrements aux mariages, elles raffolent des couleurs d’Automne, annonciatrices des plus belles ambiances, conformes à leur complexion des plus résistantes, aux chagrins divers et variés, qui déciment les optimistes, en toutes saisons, mais particulièrement à l’arrivée du printemps. Surtout les plus fragiles qui se voient confronter au dénudement des corps, leur rappelant soudainement l’étendue de leur misère sexuelle. C’est du moins la thèse avancée par les psychiatres de mon quartier qui ne bénéficie pas de l’aura protectrice de la cathédrale Notre Dame, à l’origine probable des printemps euphoriques de Benoît, même s’il est le dernier de son quartier a en avoir besoin.

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