« L’art embrigadé » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1259 du 30 avril au 6 mai 2021

Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE

L’ART EMBRIGADÉ

Si vous avez un projet musical, un rêve de festival, une ambition théâtrale, et si vous sollicitez les pouvoirs publics susceptibles de vous épauler (après la pandémie), commencez par surveiller votre vocabulaire. Parmi les mots qui comptent de nos jours, répétez continuellement « territoires » (au pluriel), en y ajoutant « parité », « quartiers », « jeune public », « accompagnement ». Évitez en revanche certains termes désuets tels que «beauté », « patrimoine », « redécouverte », et n’abusez pas même de « création », sans quoi votre interlocuteur du ministère, de la Drac ou de la mairie, vous renverra un regard sceptique avant de lancer: «Donc, qu’envisagez-vous pour la diffusion de votre projet dans les territoires auprès des jeunes et des publics empêchés ? » Les administrateurs des institutions culturelles doivent aujourd’hui maîtriser cette novlangue. Ils savent que l’action publique, en un demi-siècle, a changé de nature. Sous Malraux, il semblait évident que l’État, les régions, les villes, devaient soutenir les grandes institutions, Opéras, théâtres, festivals, pour y présenter des œuvres majeures en offrant aux artistes les meilleures conditions possible et en ouvrant, notamment par le prix, l’accès des spectacles au plus grand nombre (c’était aussi le rôle des maisons de la culture). Les maires, les collectivités locales de gauche et de droite suivaient le mouvement. Cinquante ans plus tard, nombre d’élus considèrent que les institutions culturelles, trop coûteuses par nature, ne peuvent justifier leur existence que par un vaste programme social et sociétal.

Cette évolution traduit d’abord un échec, celui de l’école, qui devait apporter à chacun l’envie et la possibilité d’accéder aux œuvres majeures. Les conditions d’accès aux musées et aux salles de spectacle, comme l’entrée dans les conservatoires, ont également été conçues pour faciliter cet accès. Mais rien n’y fait. Les enseignements artistiques restent les parents pauvres du système scolaire. On échappe de moins en moins aux goûts correspondant à son milieu social, mais aussi désormais à sa « communauté ».

Dans ce contexte, la place de la musique classique, par exemple, diminue régulièrement, tout comme son statut privilégié. On peut y voir aussi une conséquence du relativisme qui s’est développé depuis le ministère Jack Lang – quand bien même celui-ci avait renforcé les moyens des festivals, théâtres, orchestres, Opéras. À force de vouloir soutenir les moindres pratiques culturelles, l’État s’est inventé un rôle de gentil animateur susceptible de toucher l’ensemble de la population. Après quoi, nombre d’élus – surtout ceux, trop nombreux, auxquels la culture importe peu – en sont venus à l’idée que les subventions devraient cibler chaque forme d’art ou de divertissement en fonction de sa représentativité, et non d’un prestige hérité de l’Histoire. Du coup, on se demande effectivement pourquoi accorder 20% des subventions culturelles à une maison d’opéra… qui ne touche que 2 % de la population.

Les socialistes, et surtout Les Verts, sont les ardents propagateurs de cette conception qui aborde la culture comme une animation de terrain, électoralement plus rentable. On le voit aujourd’hui à Lyon, à Bordeaux, où les Opéras sont priés de faire des économies ou de « se déplacer » dans les quartiers, cependant que la municipalité met en avant les « pratiques amateurs ». Pour conserver les subventions qui lui permettaient de vivre, l’art doit se transformer en combat pour l’égalité. Chaque projet doit inclure ses quotas de femmes, de personnes de couleur, de genre, de présence hors les murs. La musique, le théâtre, les expositions se transforment en instruments politiques jusque dans leurs contenus, de sorte que Verdi ou Mozart, déconstruits par des metteurs en scène, nous parlent de la condition des femmes ou des ravages du colonialisme! On en oublierait presque le culte du beau, du rare, de l’inconnu, de l’émotion, du plaisir, et la nécessité d’entretenir ce fabuleux patrimoine qui est à l’origine de toute réflexion sur la culture. Il serait temps de défendre à nouveau l’art pour l’art, cet incomparable fruit de notre civilisation dont la valeur n’est ni politique, ni morale, ni sociale, mais simplement esthétique. 

 


Carte blanche prcédente : « Cannabis et paix civile » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1255 du 2 au 8 avril 2021

Carte blanche suivante : « Euphorie printanière » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1261 du 14 au 20 mai 2021

 

2 réflexions sur “« L’art embrigadé » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1259 du 30 avril au 6 mai 2021”

  1. C’est Cyril H. et compagnie qui sature le temps de cerveau disponible des « publics empêchés » qui n’ont plus le temps de lire les livres de Benoit, ni même l’écouter sur [*Radio Classique* >- Vous voulez dire ? –< *France Musique*] sous la douche. Enseigner l'art et la beauté ? autant demander à un gynécologue de nous expliquer l'amour. Les "publics empêchés" s'empêchent tout seul de ce dont ils ne se sentent aucunement privés. Ceux qui les pensent "empêchés" sont "empêchés" eux mêmes de modestie mais pas de condescendance. C'est un peu comme si ma concierge, pressentant mon désarroi face à mon manque de maîtrise du balayage, me proposait des cours de rattrapage gratuit, histoire de se rehausser du col, déjà que c'est elle qui dicte sa loi dans l'immeuble. De plus, aujourd'hui, tout un chacun se prend pour un artiste, sans parler de ceux qui jugent indispensable de nous laisser leurs commentaires sur les blogs d'écrivains reconnus. Ils font partie du "public empêché" à ne pas nous les briser. Tant que Benoit ne les empêchera pas de sévir, je continuerai à les dénoncer. [Entre crochet = Édité/Ajouté par l'Admin du site. L'émission de Benoît Duteurtre est le samedi matin de 11h00 à 12h30 sur France Musique pour la 22ième saison]

    • Pardon Benoît pour ce lapsus révélateur, j’ai orienté les « publics empêchés » sur la mauvaise fréquence, et je viens tout juste de retrouver l’usage de l’accent circonflexe. Je préfère ne pas évoquer les fautes d’orthographe; à ma décharge, je suis issu des rangs des « publics ultra empêchés », né dans les fins fonds des champs d’une lointaine province qui ne fait jamais l’actualité, comme tant d’autres, au profit de banlieues toujours têtes d’affiches, bien qu’objectivement moins « empêchées ».

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