Les yeux grands ouverts Par Joseph Macé-Scaron – « L’Été 76 » de Benoît Duteurtre – Marianne 09 avril 2011

Les yeux grands ouverts
Par Joseph Macé-Scaron

 

Souvenirs d’un lycéen des années 70, à la fois histoire d’amour et roman d’apprentissage.
Le livre commence par un coup de gueule qui n’est pas sans rappeler Mes prix littéraires, de Thomas Bernhard. Le héros éprouve une déception légitime, car il a vu lui échapper « 10 000 €, nets d’impôt ! » en raison de la mesquinerie de ses contemporains. Au cours d’une promenade, ce « chagrin » va le renvoyer au temps où se déployait en lui « un ego en pleine croissance »… Plongée dans l’été 1976 où le lecteur va découvrir un Benoît Duteurtre, toujours avec les dents du bonheur mais de gauche, un brin révolté, résolument moderniste et amoureux d’une belle Hélène.

Disons-le tout net : il y a plusieurs manières de lire ce roman tant il est vrai que l' »autofriction » qu’on y pratique nous éloigne de la plate biographie. Au passage, on aimerait bien être un jour dispensé de mettre le même disque chaque fois qu’un auteur glisse ses souvenirs dans un ouvrage. Et, pour les pinailleurs, rappelons que son précédent livre, les Pieds dans l’eau, était aussi un roman.

 

Soit on prend l’Été 76 comme une histoire d’amour avec ses intrigues et ses rebondissements.

Nous connaissions Duteurtre railleur et ferrailleur. Cette fois, il s’inscrit davantage dans la tradition des bijoutiers français qui, une loupe vissée à l’œil, démontent le mécanisme du cœur humain. Le personnage d’Hélène est parfaitement rendu. Tout est ici subtilement pesé dans la toile de Marivaux.

Soit on dévore le livre comme un roman d’apprentissage. Et le lecteur suit pas à pas comment l’ambition littéraire prend l’ascendant sur la tentation révolutionnaire et les émois amoureux. Il est toujours intéressant de voir un artiste passer de la construction de soi à la sculpture de soi. A ce titre, l’Été 76 nous apprend plus qu’un essai.

Et, parlant d’essai, il serait dommage également de ne pas relever que Duteurtre, un peu trop vite assigné à résidence parmi les « antimodernes », propose dans la seconde partie du roman sa vision d’une autre modernité. Une modernité exigeante et originale puisqu’elle est en dialogue constant avec les origines de l’art et qu’elle ignore la « modernité officielle » de ces époques où l’on communiait encore dans l’idée de progrès.

 

Reste que les deux véritables personnages principaux sont, peut-être, deux villes :

Paris et Le Havre. Paris qui enflamme encore l’imagination de tous ces adolescents. Paris qui libère, Paris qui fascine, car il est bien davantage qu’une ville : la promesse d’un nouveau monde, la réponse à une vie provinciale, lourde et épaisse comme cette boue cauchoise limoneuse qui colle aux semelles. Paris où on guette moins Sartre et le Castor que les grandes ombres de Balzac. A ce titre, les cris des jeunes révolutionnaires se termineront toujours par un « A nous deux, Paris ! ».

 

Mais il y a aussi Le Havre, que personne n’avait, jusqu’à présent,

aussi bien dépeint depuis Mac Orlan. Oubliée, la ville grise où s’engouffrent les vents et le crachin qui vous perce jusqu’à la moelle. Le style de Duteurtre est si léger et sa prose, si iodée, qu’il parvient à redonner de la grâce et de la poésie à cette cité blessée et énigmatique. Tout comme l’amour d’Hélène et de Benoît. Platonique, forcément platonique. « Car, vraiment, les choses du sexe ne m’intéressaient guère en ces temps-là. » C’est tout juste si le lecteur apprend que l’auteur passe à l’acte sur une plage de galets avec Sylvie ou qu’il couche avec un « M. Victor », dirait Barbara, sur la route du Sud.

Il n’entre aucune nostalgie dans ce roman. Juste le souci de retranscrire au plus près le goût des choses et des gens. Au diable, les prix et toutes ces bimbeloteries qui pensent nous accorder un peu de transcendance. « La seule éternité qui me paraîtrait agréable serait cette vie concrète », écrit Duteurtre. C’est aussi l’enjeu de la littérature : nous faire entrer de l’autre côté du miroir, les yeux grands ouverts.

L’Été 76, de Benoît Duteurtre, Gallimard, 188 p., 17,50 €.

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