Jean-Dominique Merchet, Libération, 2001

Vous êtes sans doute allé à l’école avec Benoît Duteurtre. Cela dépend simplement de votre âge : si vous êtes né autour de 1960, il est impossible que vous ne l’ayez pas connu. Souvenez-vous! Un adolescent monté en graine avec les cheveux un peu trop longs, les dents un peu trop écartées et les ongles un peu trop en deuil. Il écoutait de la musique pop, écrivait des poèmes, et se faisait son cinéma, seul dans sa chambre et debout sur son lit. Pas mauvais élève, mais baba. Les parents, bourgeois cathos de gauche, laissaient faire. Guitare à l’église, sensibilisation sur le Biafra, «Evangile et Psychanalyse». Benoît brûlait de l’encens, mais sa maman rêvait pour lui d’un avenir de médecin. Son arrière-grand-père à lui était président de la République. René Coty! Pas de quoi impressionner les filles. D’ailleurs, on se demandait s’il les aimait autant que ça. ça vous revient. Et qu’est-ce qu’il devient? Il a eu le prix Médicis. Non?! Si! Lui? Oui!

Comment a-t-il fait? En évitant de prendre les choses trop au sérieux. A 41 ans, avec son éternel physique d’ado, il a trempé sa plume dans la même encre que celle de son contemporain ­ et ami ­ Michel Houellebecq: écriture claire et critique sociale. La noirceur en moins. «De l’ironie, un regard décalé et drôle sur les choses» ­ telle est son ambition. Il aime Marcel Aymé et Evelyn Waugh. Défend «le récit hyperréaliste qui peut glisser vers le fantastique ou le burlesque» et se méfie de «l’ivresse de l’écriture qui paralyse l’invention romanesque». Fréquente le même quartier littéraire que monsieur Dutilleul, «qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé». Au fond, les romans de Duteurtre ressemblent aux albums de Martin Veyron: la ligne est claire et le propos caustique s’adresse à la classe moyenne cultivée qui lit Paris-Match en cachette.

Sa légèreté, Benoît Duteurtre ne l’assume pas tout à fait. Il semble en concevoir quelques complexes intellectuels. Ainsi, il va jusqu’à se faire l’avocat de Guy Debord dans les colonnes du Figaro littéraire. «Et il insiste pour que l’on dise que c’est Samuel Beckett qui l’a encouragé à écrire», pouffe l’un de ses amis. Avant 40 ans, cela passe pour de la gaminerie, mais après, on vire au cuistre. Ce serait bête.

Mieux vaut, comme il le fait, admirer Laurel et Hardy, quitte à les transformer pour une courte scène de son dernier roman (le Voyage en France) en Hitler et de Gaulle, pêcheurs à la ligne bavardant sur le déclin de la civilisation. «L’humour n’est pas dominant dans le milieu littéraire», constate-t-il. Du coup, il se fait des ennemis chez les écrivains. Patrick Grainville lui reproche de ne pas avoir de style et Dominique Fernandez n’aime pas ce qu’il écrit du milieu homosexuel.

Duteurtre parle de ce qu’il connaît le mieux: les homos, la province, le Paris cultureux, la gauche humaniste. Evidemment, ça fait mal, mais pas comme chez Houellebecq ou Dantec. Il n’est pas violent. Il se moque, voilà tout. Et ça agace. «Benoît? C’est Marie-Chantal au night-club», s’emporte l’une des personnalités parisiennes de la nuit.

Pour aggraver son cas déjà grave dans le monde des lettres, Duteurtre s’occupe de musique. Il a fait des études de musicologie «à la grande consternation de [sa] famille». Comme il joue ­ très bien ­ du piano, il a accompagné au début des années 80 la Compagnie Lubat pour un spectacle de «jazz dadaïste». «Pendant le spectacle, j’avais les cheveux rose fluo, mais je jouais du Mozart.» Puis il se met à la critique musicale. «Pigiste, quoi!» Partout où l’on veut bien payer sa prose, comme il le raconte dans le plus biographique de ses romans, Tout doit disparaître. Patatras! Lui qui a été formé à la musique sérielle s’en prend soudainement au maître Pierre Boulez. «Enthousiasme intellectuel, certes, mais pas de plaisir à l’écouter.» Son brûlot, Requiem pour une avant-garde, paraît en 1995. C’est un tollé. Le Monde le compare carrément au négationniste Faurisson et l’affaire se termine au tribunal. Pour ses détracteurs, Duteurtre devient le «monsieur Musique» de la droite. Il travaille alors avec Marcel Landowski, ancien directeur des affaires culturelles de la mairie de Paris, proche du RPR. «La scène musicale française a longtemps été dominée par deux personnalités: Boulez, promoteur de l’atonalité, et Landowski, défenseur de la tonalité», résume un critique. Duteurtre a choisi son camp. Celui de l’opérette, de la comédie musicale, de cette «musique légère» qu’il propose aux auditeurs de France Musiques avec son émission Étonnez-moi, Benoît.

Benoît nous étonne. L’an passé, il déclare ainsi son amour aux vaches ­ ce qui lui vaut d’être invité par Bernard Pivot. Un petit livre (A propos des vaches) pour dire tout le bien qu’il pense de la gent ruminante, alors décimée par pleins troupeaux. «J’ai écrit que, dans un paysage normand, je préférais voir des vaches normandes plutôt que des grosses charolaises blanches… ça m’a valu d’être traité de lepéniste par la bande des Inrockuptibles», soupire-t-il. En réponse, il rédige un petit texte, Vache et fascisme. Vachard.

Polémique? Ses victimes n’ont généralement pas son âge. «Nous autres quadras, nous sommes une génération en creux, coincée entre les soixante-huitards et les néo-gauchistes trentenaires», dit-il. Au cœur de cette différence, la politique: «Je n’aime pas analyser les œuvres à travers cette grille.» Un pas de plus, il se prétendrait apolitique, donc de droite. Mais il recule, peut-être parce qu’il croit parler à la presse de gauche: «Ceux qui ne m’aiment pas me traitent de réac, mais j’ai toujours pensé que j’étais de gauche.» Ah bon? Il se rattrape aussitôt, affirmant qu’il «n’aime pas beaucoup les grandes causes»… Sacré Benoît.

Droite-gauche? Est-Ouest, plutôt. Duteurtre est un homme de peu de lieux, qui nomadise sur une ligne géographique. Partant des Vosges, elle passe par Paris, gagne la côte normande et s’achève à New York. Les Vosges, ce sont les vacances chez les grands-parents dont il a rapporté l’amour des vaches et son côté provincial qui lui fait «retenir» une table au restaurant. Il passe sa jeunesse au Havre, c’est-à-dire chez Monet, Dufy et Honegger. Rude cité, étrangement ouverte sur le monde. De l’autre côté de l’Atlantique, il retrouve «sur les bords de l’Hudson», dans le «foutoir extraordinaire» de New York, l’ambiance de sa ville natale. Si Duteurtre apprécie tant New York, c’est par dépit de Paris, cette ville «où le monde moderne semble s’être installé dans un décor du passé». Ville dont il rêvait le samedi après-midi dans les rues du Havre, où il est «monté» à 20 ans pour y faire bamboche. Ville qui l’a fait prix Médicis, mais où il n’est pas tout à fait chez lui.

Jean-Dominique Merchet

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