Benoît Duteurtre, Ballets Roses, Claire Devarrieux, Libération, 16 avril 2009

À peine se désole-t-on de ne pas avoir rendu compte d’un excellent roman de Benoît Duteurtre, qu’il publie un nouveau livre. Après les Pieds dans l’eau, éloge d’Étretat paru chez Gallimard la saison dernière, voici Ballets roses, élégante enquête sur une sale affaire, publiée par Grasset dans la collection «Ceci n’est pas un fait divers». Il ne faut pas moins de trois éditeurs (Fayard en est) à cet auteur à la fois industrieux et léger, né le 20 mars 1960, qui retrouve aujourd’hui la maison de ses débuts, lorsqu’il publiait, en 1985, Sommeil perdu.

On pense rarement à ranger Benoît Duteurtre parmi les écrivains d’autofiction. Pourtant, la meilleure part de son œuvre est une variation autour de son lien avec l’origine familiale, naissance bourgeoise à Sainte-Adresse (le Neuilly du Havre), vacances démocratiques partagées entre les plages de galets et les verts horizons vosgiens, destinée parisienne en marge des clichés générationnels. Il relance inlassablement la balle de son jokari biographique, qui rebondit loin quand le geste est rageur, mais revient toujours, puisqu’elle est attachée à un socle. Le socle ? Le nom de l’arrière-grand-père de l’auteur, le président Coty.

René Coty est très présent dans Ballets roses. Non qu’il soit mêlé, grands dieux, aux «ballets roses», rumeur médiatique et enfin procès de 1960 pour détournement de mineures, dont l’accusé vedette est André Le Troquer, ancien président de l’Assemblée nationale. Mais Coty (1882-1962) et Le Troquer (1884-1963) sont contemporains. Mieux : entre 1953 et 1958, ils ont été les deux premiers personnages de l’Etat. L’un comme président de la République, élu en décembre 1953, l’autre comme remplaçant puis successeur (avec une éclipse d’un an) au perchoir d’Edouard Herriot, désormais «trop fatigué». Normalement, le président du Sénat, Gaston Monnerville, aurait dû devenir président de la République après Vincent Auriol, mais il était noir (1).

Sonnant le glas de la IVe République et ses «records d’instabilité ministérielle», il revient à Coty d’avoir rappelé de Gaulle en 1958. Il nourrira ensuite des sentiments mêlés à l’égard de l’orgueilleux individu. André Le Troquer, socialiste, résistant, membre du gouvernement provisoire d’Alger, était aux côtés de De Gaulle lors de la Libération de Paris. Mais s’il devient ministre de l’Intérieur en 1946, ce n’est pas au général qu’il le doit ; celui-ci n’a honoré aucune de ses promesses à son égard. En 1958, Le Troquer s’en souvient. Il s’oppose à de Gaulle, lequel refusera par la suite de lui serrer la main (la gauche, car il a perdu la droite à la guerre de 14 où il s’est illustré). Chef-d’œuvre de jugement gaullien, à propos de Le Troquer : «Ce n’est pas qu’il soit méchant : c’est essentiellement un paon et un imbécile. Sa vanité le porte à croire qu’il peut jouer un rôle et comme il est idiot, il se lance tête baissée dans des aventures. Il y perdra chaque fois des plumes, alors que s’il était assez intelligent pour savoir qu’il est idiot, il resterait en poste à force d’avoir la patience de rester en place.»

Volontiers cruel lorsqu’il s’agit d’être le contempteur de la modernité (aspect satirique de certains de ses romans, comme la Rebelle), Benoît Duteurtre ne l’est pas du tout dans ces pages où il fait revivre figurants et premiers rôles, un entremetteur, une fausse comtesse perverse, des gamines estourbies au whisky, des notables à moustache et chapeau. Il aime le passé pour autant qu’il agonise. Aucun écrivain mieux que lui n’aura dépeint les mouvements de la société française, quand l’avant-guerre se prolongeait jusque dans les années 50, avant de sombrer définitivement après 1968. Dans le scandale des ballets roses, l’aspect crasseux le retient moins que «les images d’un temps proche et révolu». Plongé dans les archives, il voit surgir «comme un souvenir d’enfance».
Duteurtre pousse la magnanimité jusqu’à prêter à Coty et Le Troquer une extraction commune. Le premier est le fils d’un directeur d’école, le second est né dans un milieu très pauvre. Ils n’ont pas les mêmes valeurs. Coty incarne la respectabilité bourgeoise, dont les charmes et les limites étaient décrits dans les Pieds dans l’eau. Le Troquer abuse des privilèges. Mais c’est «une véritable frénésie sexuelle» qui cause sa perte. Des jeunes filles abusées ou leurs parents ont porté plainte. La justice s’est montrée clémente. C’était, jusque dans les tribunaux, «le monde d’avant».
(1) Lire Ces Noirs qui ont fait la France, de Benoît Hopquin (Calmann-Lévy, 300 pp., 16 euros).

Claire Devarrieux

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