Benoît Duteurtre, À nous deux Paris, par Jean-Claude Lebrun – L’Humanité – 6 septembre 2012

Benoît Duteurtre, Un itinéraire des années 1980

 

Voici le livre peut-être le plus remarquable d’un écrivain qui, derrière une légèreté de façade, s’affirme comme un pénétrant analyste des rêves libertaires des années 1970, du prétendu surgissement d’un monde nouveau à l’entame des années 1980 et de tous les désabusements qui s’ensuivirent. Car il ne faut pas s’y tromper: ces représentations romanesques portées par une langue d’un rigoureux classicisme, qui semblent osciller entre nostalgie et ironie discrète, composent ensemble un tableau d’une impitoyable précision.

Au centre du récit se tient Jérôme Demortelle. Ce fils de bonne famille dieppoise, dont un grand-père, membre de l’Académie des sciences, avait siégé au Palais-Bourbon, était arrivé à Paris en septembre 1980 pour y poursuivre des études d’histoire de l’art. Et surtout tenter de percer sur la scène musicale new wave. Lointain successeur de Rastignac, le jeune homme de dix-neuf ans ambitionnait à son tour de conquérir la capitale Le roman du Havrais Benoît Duteurtre commence très exactement là où s’achevait celui d’un illustre voisin de cœur normand de l’autre siècle. Jérôme porte alors un costume pied-de-poule hors d’âge, tel son auteur à la même époque. Il pense ainsi afficher son refus des conventions et son esprit de révolte… La composante autobiographique, qui ordonnait les livres précédents, ne s’est pas effacée. Mais elle fonctionne cette fois plutôt comme repère. l’auteur a fait le choix de la fiction pour élargir le point de vue.

La nature profonde des années 1980 (« futilité, cynisme et argent roi ») se dévoile en effet dans
l’ombre portée de ce personnage. On y voit à l’œuvre une modernité factice, dont le nouveau quartier des Halles et son forum figurent la quintessence. Alors que, de leur côté, la mode, la publicité et la communication organisent le « recyclage de tous les rêves modernes », les rapetissant à la dimension de simples pratiques mercantiles, Duteurtre évoque les pérégrinations d’un Jérôme assoiffé de découvertes, en un curieux itinéraire traversant le monde de la nuit, celui de la coke et de la prostitution occasionnelle, croisant aussi d’authentiques innovateurs, tel Bernard Lubat à la Chapelle des Lombards. Il montre un jeune homme frôlant parfois les abîmes, qui veut s’afficher résolument moderne – le qualificatif revient sans cesse – et se précipite sur la pacotille comme sur la rareté. Le portrait est ironique, mais sans acidité excessive « Jérôme me ressemble comme un frère » D’ailleurs celui-ci prend la parole pour s’expliquer. Apportant un surcroît d’épaisseur à ce qui s’affirme comme un remarquable tableau de ce temps.

Et puis, il y a donc la musique, cette boussole qui ne cesse d’orienter la vie de l’auteur, comme celle de son personnage, depuis le lycée. Omniprésente sous toutes ses formes, toujours magistralement évoquée, elle aide Jérôme à surmonter ses expériences limites et à digérer les produits frelatés de l’époque. Elle le fait tenir droit. À l’égal de son inoxydable éducation bourgeoise, certes reniée mais jamais vraiment abjurée. Au terme de son passionnant récit Benoît Duteurtre propose deux épilogues contraires. Deux possibles sorties pour celui qu’il considère à la fois comme une « banale incarnation des années 1980 » et comme un romantique tempéré, tombé amoureux de Pans, finalement plus proche de l’accord à la Robert Doisneau que de la rupture à la Jim Harrison. Un bourgeois gentiment artiste. Bien dans l’esprit du temps.

Jean-Claude Lebrun

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