« À nous deux, Paris ! » , de Benoît Duteurtre, Philippe Lacoche, Service Littéraire, avril 2013

Duteurtre tout sauf Benoît

Un roman subtil qui rappelle comment les petits soldats
de la gauche libertaire firent le lit de la droite ultralibérale.

Horribles années quatre-vingt ! Assez pourries pour tout dire. Nous en mangeons encore aujourd’hui. Elles marquèrent un changement notoire. Un changement de cap. De mentalités. De mœurs. Les sixties, avec les Yé-Yés, les blousons noirs, le rock’n’roll, la télévision en noir et blanc, de Gaulle, le communisme et la religion, pensaient à l’argent (celui des Trente glorieuses) mais de loin. Juste comme un outil agréable. Point barre. Les seventies, avec nos bons hippies, nos joyeux babas-cool, la digestion lente de Mai 68, les communautés, le free jazz, le rock progressif, la libération sexuelle non seulement ne pensaient pas au pognon, mais le méprisaient, le combattaient. Les idéologies allaient bon train, les rêves aussi. C’était sympathique. Puis vint le choc pétrolier. Puis les eighties. La voilure en prit un coup. On navigua à vue, avec, en point de mire le fric, la réussite sociale, le libéralisme, voire l’ultralibéralisme. Les beaux penseurs de Mai, soudain, semblaient se réveiller, se rendaient compte qu’ils vieillissaient et qu’ils n’avaient pas envie de finir pauvres, dans le Larzac, en train d’élever trois chèvres phtisiques. Et devinrent communicants, chefs d’entreprise, politiqueurs, bien pensants et droits-de-l’hommistes, patrons de presse. Vive la carrière ! Vive la jungle de l’entreprise ! Merde à l’état totalitaire (ça les arrangeait bien, les exbabas libertaires en costume cravates, futurs grands bobos) ! Merde au communisme ! Vive le mur de Berlin ! Vive l’Europe des marchés ! Vive l’Europe libérale et allemande ! Les années quatre-vingt nous auront bien eus. Haïssons les comme elles le méritent. Benoît Duteurtre nous replonge au cœur de celles-ci grâce à son beau et subtil roman. Son héros, Jérôme, 20 ans, son double, son frère d’innocence et parfois de mélancolie, quitte Dieppe pour monter à Paris avec la ferme intention de s’y faire un nom. Nous sommes en 1980. C’est l’époque du Forum des Halles, des bars branchés et de la cocaïne, cet uranium des chefs d’entreprises, trop contents de voir leurs cadres travailler 25 heures sur 24. Jérôme goûte à tout, il découvre Jacno et son disque Rectangle, zone aux Bains douches, à la Chapelle des Lombards. II lit Façade, s’amourache du Père Ubu et de B 52 La coke lui ronge les narines. Il fait la connaissance d’une chanteuse hystérique, détestable, folle d’elle-même, égo démesuré, archétype de l’esprit des eighties (« tout pour ma gueule ! ».) Elle utilise Jérôme comme pianiste, puis le jette comme un vieux torchon, puis revient vers lui. II se sauve en courant. Ses parents, bourgeois éclairés provinciaux, lui rendent visite. II tente de cacher sa vie « de débauche ». Son père lui fait d’étranges confessions sur sa vie intime et sexuelle. II veut faire « moderne ». C’est terrible. Grâce à une écriture douce, pastel, assez classique et efficace, Duteurtre décrit avec délicatesse ce monde de noctambules où nombreux furent ceux qui y laissèrent leurs vies. Le portrait d’un jeune homme égaré, qui se cherche, qui échappe à l’hécatombe. Habileté et grâce ultimes l’auteur nous propose plusieurs fins, dont l’une où Jérôme meurt fauché par le sida. Un Duteurtre du meilleur cru.

Philippe Lacoche

À nous deux, Paris !, de Benoît Duteurtre, Fayard, 333p, 19 €.

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