Benoit Duteurtre, Drôle de temps, Jean-Pierre Tison, Lire, mai 1997

Le temps des coquins

 

Au Festival d’Avignon, il y a quelques années, un ministre de la Culture – de droite croisa un acteur de la Comédie Française entouré de quelques amis. La conversation s’engagea. De part et d’autre, assaut de risettes. Grâces et salamalecs. Après une surenchère l’amabilité, le ministre et l’artiste se séparèrent en jurant de se revoir bientôt. A peine le cortège du pouvoir s’était-il éloigné que le comédien crut se dédouaner en soupirant:  » Quel con ! « 

Je songeais à cette scène en lisant Drôle de temps de Benoît Duteurtre. Dans plusieurs des récits et nouvelles que réunit ce livre, se manifeste en toute inconscience le manque de dignité, de recul, de courage, d’intelligence de représentants des sphères culturelles qui se croient au-dessus du vulgaire. Les m’as-tu-vu n’ont aucune idée de la façon dont on les voit. Ils sont comme ce pensionnaire du Français qui ne s’apercevait pas que la goujaterie visant à pallier sa courtisanerie ne passait pas la rampe.

Dès les premières pages, on assiste à une conférence de presse au ministère de la Culture, sous un ministre ou plutôt  » le ministre de gauche. Les ronds de jambe des directeurs autour du maître de céans correspondent à une immémoriale chorégraphie que chaque règne enrichit. Après Saint-Simon Proust et quelques observateurs de format plus réduit, M. Duteurtre reprend la rubrique en balletomane averti. Mais sa curiosité s’aventure aussi dans des secteurs forcément inconnus du vidame de Chartres et du garçonnet d’Illiers. Son art consiste justement à faire voir comment certaines constantes de l’espèce humaine se perpétuent, et s’aggravent à l’ère du caméscope, du déchet nucléaire, de l’industrie touristique et de la Sanisette.

Une clairvoyance telle que celle de Benoît Duteurtre eût trouvé à chaque époque de quoi exercer sa sévérité. Sans se forcer. Mais aux offenses commises depuis toujours par les acteurs de la comédie humaine, les uns contre les autres, s’ajoute aujourd’hui l’attentat perpétré contre le décor. A la ville comme à la campagne, l’œil est à chaque instant témoin d’un nouveau méfait. Des bandes se défoulent en taguant sur les belles demeures, qu’y faire ? Mais que des élus se fassent, à coups de subventions, complices du vandalisme est peut-être encore plus révoltant.

Dans  » Zone Nature protégée « , M. Duteurtre nous montre le moins benoîtement du monde de quelle manière un joli village du littoral, rêvant de désenclavement, de progrès et de tourisme, se livre à une usine d’incinération d’ordures qui fournit la majeure partie de ses ressources budgétaires. Sentiers de randonnée balisés. Motocross dans les dunes. Quand se produira la prévisible tragédie, les édiles dénonceront  » les excès de l’information  » et ceux qui  » cherchent à détruire l’emploi « .

Quant au décor où s’échangent les pensées – c’est-à-dire le vocabulaire de la conversation courante – il est également sinistré. Pitoyable bricolage de panneaux publicitaires. Collage de slogans. Quelques vocables inlassablement ressassés tiennent lieu de langage articulé. A partir du mot  » glauque « , M. Duteurtre en fournit l’exemple. Cet ouvrage nous entraîne dans la plaine industrielle lorraine, dans un salon du livre de province, dans un petit cimetière de montagne, si miraculeusement préservé que tout le monde veut s’y faire enterrer et que  » le marché des caveaux flambe « . On assiste aussi à une soirée de gala dans un cercle qui se veut aristocratique et l’on fait un petit tour en RER, histoire de voir les banlieusardes faire de l’œil à des vigiles… mais l’auteur réserve toute sa tendresse à  » la plage du Havre  » de son enfance et de sa jeunesse.  » Nous grandissions dans l’optimisme de la croissance des années soixante.  » Il évoque  » cette ville sans charme, sans cœur, dressée au bord de l’eau comme une question sur le monde « .

 » Chaque époque a les rêves qu’elle peut. La nostalgie s’accroche à n’importe quoi  » On imagine dans quelques décennies un successeur de Benoît Duteurtre évoquant avec attendrissement les anciennes Sanisettes… Car nous n’en sommes qu’au début des métamorphoses. Drôle de temps. Temps de drôles. Les coquins n’ont pas commis leurs derniers maux. Si chaque génération a eu les siens, il semble toutefois que les dégâts s’accélèrent. M. Duteurtre met sa brillante sagacité au service d’un constat: le cauchemar est de moins en moins climatisé.

Jean-Pierre Tison

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