Benoît Duteurtre, L’été 76, Claire Devarrieux, Libération, 31 mars 2011

Le vieux monde derrière eux

 

Les années 70 revisitées par deux garçons aux cheveux longs, Benoît Duteurtre et Jean Rouaud
Par Claire Devarrieux

Ces deux garçons qui nous racontent leurs années 70 n’ont pas tout à fait le même âge. Jean Rouaud est né en décembre 1952, à Campbon, dans un département qui a changé de nom cinq ans après, la Loire-Inférieure devenant Loire-Atlantique. Benoît Duteurtre est né en mars 1960, au Havre. A Sainte-Adresse, très exactement, le quartier chic. Le premier a passé son bac en 1969, le second en 1977. Ils n’étaient pas munis du même viatique. Jean Rouaud, orphelin de père, pensionnaire, a grandi à l’ombre de la mélancolie maternelle. Le magasin de «vaisselles», plus qu’une simple quincaillerie, a été immortalisé dans Pour vos cadeaux. Il n’y a pas beaucoup d’argent dans la famille décrite par Benoît Duteurtre, mais, à l’époque, l’argent n’est pas associé à une valeur. Le père dirige un service administratif au Port du Havre. «Tous mes amis habitaient des maisons avec jardin», se souvient le narrateur, qui s’appelle Benoît, et crèche lui-même sur les hauteurs, quand sa nouvelle amie vit dans un immeuble du centre-ville.

Lierre. Leur origine sociale détermine l’attitude de nos deux héros dans les conversations. En ces temps éloignés, un mot sacré circule. Le mot «révolution». Ils sont en porte-à-faux. L’un appartient à une catégorie intermédiaire, qui ne saurait être rangée parmi le prolétariat, puisqu’on y est son propre maître. Mais qui ne peut être enrôlée du côté du patronat, à cause de la modestie de ses moyens : «Les petits commerçants n’ont droit à rien», dit Madame Rouaud mère. Il est plus indiqué de dire qu’on a perdu son père, pour le futur auteur des Champs d’honneur, que de s’annoncer fils de commerçante. L’autre, Benoît, est un bourgeois qui va devoir choisir son camp, le grand soir venu. Saura-t-il aller contre les siens, voire tirer sur eux ? L’adolescent est initié à la philosophie politique par une de ces égéries qu’on nomme facilement «pasionaria». Elle s’appelle Hélène. Les lecteurs de Benoît Duteurtre sont habitués à ses jeux autobiographiques. Ils l’ont déjà vu décorer sa chambre de lierre (À propos des vaches), et bidouiller l’électrophone des grands-parents (Tout doit disparaître). Hélène, à elle seule, semble augmenter la teneur en fiction de l’Été 76.

Hélène lit Bakounine, «mais aussi Kropotkine, Marcuse, Adorno…». Chez elle, la collection 10/18 côtoie le Manuel de Saint-Germain-des-prés de Boris Vian. Elle prête des livres de Freud et de Breton. Elle offre Les Thibault dans la Pléiade à son amoureux, pour ses 15 ans. C’est un amour «de tête», comme on ne disait déjà plus. L’Été 76 (année de canicule pour qui l’a vécue), est un roman d’apprentissage, léger, déterminé, dénué de la causticité habituellement déployée par l’auteur dans ses fables. Erik Satie et Léo Ferré, Webern et Gainsbourg, le hard rock et Ravel, la musique sérielle et Led Zeppelin, préférer Samuel Beckett à Claude Simon : le bagage de Benoît Duteurtre est solidement arrimé dans ces années-là. C’est sa singularité : «L’art était d’abord un enchantement, parlant au corps autant qu’à l’esprit.» Ce qui le relie à sa génération tient en une remarque : «Rien ne m’intéressait autant que l’organisation de la société.» Pour la jeunesse d’alors, la politique, c’était ça : une passion pour le monde extérieur. Mai 68 était passé par là.

La guerre n’est pas si loin, la reconstruction de Saint-Nazaire comme celle du Havre se discutent, l’autorité conserve une force d’évidence que les «événements» n’ont pas totalement bazardée, l’éducation catholique voudrait faire en sorte que le sexe évoque encore «la chair», et le péché. Le très beau Comment gagner sa vie honnêtement, titre emprunté à Thoreau, fait passer l’analyse par le récit. En face du camp des parents et assimilés, en face des «fascistes» aux coupes courtes, les jeunes gens affichent des cheveux longs obligatoires. Si on ne croit pas à l’importance du facteur cheveu, on n’a qu’à lire la citation de Julien Gracq que donne Jean Rouaud : «Je n’aime pas le négligé, le débraillé ostentatoire des hippies qu’on rencontre maintenant quelquefois allant sur les routes : je ne peux me faire aux cheveux longs, étendard d’une querelle ouverte, déclaration de guerre ostensible à la génération qui s’en va – aucune de ces tignasses poudreuses qui ne me signifie de loin : nous ne sommes pas du même sang, toi et moi. Je crois que je n’aurais rien à leur dire, ni eux à moi.» Commentaire de l’auto-stoppeur Jean Rouaud, qui pense que les jeunes comme lui ont précédé les immigrés dans le délit de sale gueule : «Il eût suffi peut-être à monsieur Poirier, dit Gracq, d’arrêter sa petite auto au lieu de filer en solitaire en remâchant son amertume. L’occasion sans doute de parler de ses livres avec son passager débraillé.»

Larzac. La guitare joue un rôle important dans Comment gagner sa vie honnêtement, mais au titre d’accessoire, si on peut dire, le soir, au camping, quand Rouaud vend des glaces. Ses maîtres s’appellent Chateaubriand, Cassavetes ou Chardin. «Fais la sourde oreille», conseille le peintre à l’apprenti écrivain. Celui-ci n’a aucune aptitude au bonheur. Il est timide, susceptible. Il n’a pas l’aisance des révolutionnaires patentés, ni la débrouillardise de ses cousins méridionaux. En un sens, il n’est pas de son temps. Il a beaucoup à apprendre, mais il est bon élève à l’école de ses contemporains : c’est ce que raconte «La vie poétique», autobiographie de la France dont le présent livre est le premier volet. Entre autres thèmes : l’enfant de l’Ouest pluvieux croise le Larzac en 1971. Les aspirations ouvrières contredisent les illusions des contestataires. Le retour à la nature est équivoque, ça ne pose de problème à personne.

Puis Rouaud est voué aux «petits boulots» que l’absence de chômage multiplie. «Cette impression que le cercle d’insouciance se refermait sur nous.» La phrase leste de tristesse une partie de Comment gagner sa vie honnêtement. Dans l’Été 76, Benoît Duteurtre s’imagine trente ans plus tard, dépourvu d’idéal. La crise se profile déjà, dans son roman, bien que les années 70 croient au progrès. Chacun de ces livres est fidèle au jeune homme qui espérait l’écrire. Jean Rouaud : «Les rêves sont des programmes.»

Claire Devarrieux

Benoît Duteurtre  L’Été 76 Gallimard, 190 pp., 17,50 €.  Jean Rouaud  Comment gagner sa vie honnêtement. «La vie poétique», 1 Gallimard, 338 pp., 19,50 €.

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