Benoît Duteurtre , L’été 76, Marin de Viry, Revue des deux mondes, printemps 2011

L’Été 76, par Marin de Viry
Revue des deux mondes,

 

C’est un roman comme sorti tout droit du XIX eme siècle, qui offre tous les charmes de la réminiscence sans distiller la nostalgie, et toutes les tentations de la tristesse sans les ennuis du chagrin. C’est pessimiste mais sans humeur noire, sans luna. C’est aussi d’une fraîcheur sans naïveté. C’est le dernier Duteurtre, auteur qui a pris l’habitude de nous livrer le meilleur de ses livres avec le dernier. Lui qui déteste le vocabulaire managérial a pourtant intégré la notion de « progrès continu », qui caractérise les organisations performantes, tendues vers la domination de leur marché… Ce n’est pas que ses précédents romans, notamment « Les pieds dans l’eau », n’aient été achevés ni désagréables à lire, bien au contraire. C’est que celui-ci – « L’été 76 » – est d’un aboutissement plus ambitieux. Il sort du bois romanesque pour aller courir dans la plaine mystique… Le progrès existe en littérature ; cette idée contrarie mes instincts romantiques, mon penchant pour les génies incréés, ma sympathie pour les cerveaux subjugués par une puissance démiurgique venue d’ailleurs… Mais c’est comme ça. Pas étonnant que Duteurtre collabore à la revue « l’atelier du roman » : ce titre est une philosophie de travail, et son roman a en effet l’air de sortir d’un atelier, il est aussi bien fait que bien écrit.

« L’été 76 » est construit sur la relation d’un tout jeune homme pacifique, aussi éloigné de l’esprit de révolte que possible, avec une jeune femme un peu plus âgée que lui . Il vit au Havre, dans le sein d’une famille catholique tentée par un aggiornamento de l’organisation et de la doctrine de L’Église, basculant lentement du centre droit vers le centre gauche, comme on rentre dans l’eau fraîche pour le premier bain de la saison. Hélène lit Bakounine, dit des choses très désagréables sur les bourgeois, et sait qu’il y aura du sang et qu’il faudra choisir son camp, le jour où… Notre jeune catholique, d’ailleurs plus de culture que de conviction, a quatorze ans, et elle seize, au moment où il commence, fasciné par son indépendance altière, à s’intéresser à elle. Fossé immense de deux ans, encore creusé par l’absence totale de culture révolutionnaire du narrateur, et par l’asymétrie de leurs histoires familiales respectives : Hélène vit seule avec sa mère, détestée en raison du rôle supposé qu’elle a joué dans la disparition de son père, parti sans laisser d’adresse ; et lui, au contraire, vit dans une famille nombreuse, un peu fauchée mais pas trop, dans laquelle règne une harmonie souterraine assez bonhomme, teintée d’une confusion de surface, purement sonore, et liée au nombre. Ça avance cahin-caha, mais sur des rails.

Première magie, Hélène ne repousse pas ce très jeune homme qui vient à elle sans savoir pourquoi. Elle l’embarque, ne se moque pas de lui, lui fait don de sa présence. Elle est parfois dure quand elle est dans une phase révolutionnaire, mais leur relation s’épanouit à distance de cet œil du cyclone. Cette relation n’a rien à voir avec l’éveil sensuel. Sur ce plan-là, elle commerce avec un autre jeune homme, que le narrateur a la candeur de ne pas considérer comme un rival, même quand il est le témoin involontaire d’une scène peu équivoque. Sa fascination pour Hélène résistera à la brusque révélation de la part de trivialité de son héroïne. Il a bien raison de passer par-dessus cette « histoire de cul », comme elle la qualifiera elle-même sans détour, car il a droit au meilleur d’Hélène : aux promenades et aux discussions. Chez les natures werthériennes, tendres et rêveuses, c’est ce qui compte, à la fin. L’ironie avec laquelle il décrira son propre basculement dans le monde des relations sexuelles, plus tard et avec une autre jeune femme, dit assez que le sexe n’arrivera pas à se hisser au rang d’idole dans son esprit : « diverses chose s’enchaînèrent assez logiquement malgré les galets qui nous labouraient le dos, faisant de cette expérience un mélange très catholique de plaisir et de douleur ». Avec ce « très catholique » et la présence de ces galets, sortes de moyens naturels de mortification qui gâchent la première extase, comme si ces œufs de pierre étaient les gardiens de la morale, voilà enfin, dans un roman contemporain, du charnel mis en abîme comique. On pense, a contrario, à la scène où Stendhal unit Fabrice à Clélia : il parle d’un « mouvement bien naturel ». Avec Duteurtre, c’est l’idée opposée, la sexualité est toujours contrariée par un mouvement très culturel. Il serait probablement assez en phase avec la fameuse phrase de Lacan : « il n’y a pas de rapports sexuels ». On ne peut pas être à la fois un animal et un homme de langage. Tout est transcendance de la sexualité, dans ce récit amoureux : par la musique, par la discussion, par la préférence pour la culture. Entre Hélène et son sigisbée: ils ne couchèrent pas et ils eurent beaucoup de sentiments.

Le récit nous amènera jusqu’au moment où ces deux êtres qui s’aiment n’ont plus besoin d’être en présence de l’autre, où chacun est sur sa voie. Le décor de cette relation est admirablement rendu, Duteurtre sait nous perdre dans la description du Havre, ou de la montagne, et organiser une double communion qui se mêle à la trame du récit: entre le narrateur et la nature, et entre Hélène et le narrateur. L’humour, ou plutôt une ironie discrètement féroce, affleure dès qu’il est question des effets de groupe et de sa propre personne, le narrateur assumant volontiers sa condition de non-aligné social, qui n’est pas un ennemi de la société mais qui se tient le plus loin possible d’une intégration à un milieu. Le ridicule des mécanismes de milieu est toujours présent : ainsi à l’école, les groupes pseudos gauchistes se réunissent quotidiennement pour « … débattre sans fin des méthodes policières du surveillant général » : une sorte de Chili en version Playmobil. Dans cette veine, les curés y passent, comme les architectes des futures banlieues sensibles, qui suivent Le Corbusier en troupeau sans y croire mais sans oublier de passer à la caisse des partis et des municipalités, ainsi que les cathos de gauche et la littérature des stars : Robbe-Grillet, Butor, etc. Tous les princes de ce monde sont réunis dans un carton de déménagement, que le narrateur laissera le plus longtemps possible dans la cave de la véritable vie. Quelques petites saillances houellebecquiennes, peut-être des clins d’œil, viennent rappeler que cette critique sociale s’est aussi nourrie de lectures, et de conversations avec notre stylite Irlandais, dont l’ombre est portée sur cette phrase : « J’étais devenu en somme un adolescent».

Et puis il y a toujours ce rapport entre la musique et l’écriture, cette exploration des arcanes de l’une et de l’autre, comme si le narrateur recherchait de livre en livre les branchements qui les lient, comme un plombier essaye de comprendre comment est faite l’installation d’une vieille maison. On a bien un artisan de la création. Cet artisan vit dans un monde différent du nôtre : il donne l’impression, par son texte, qu’il n’entend jamais passer de voitures, sonner de portable, beugler une télévision, couiner Daily Motion, arriver un TGV en gare, décoller un Airbus, tonitruer le président de la République. Mais qu’il n’entend que des bruits de doigts qui grattent les cordes d’un violon, des accords rares de piano, des craquements de bûches dans l’âtre, du vent dans les arbres. Il semble vivre comme dans son utopie, et vouloir nous aimanter avec des sonorités étranges et authentiques à la fois.

S’il restait quelque chose de dialectique dans ce texte coulant, ce serait la discrète, voire secrète, opposition entre l’homme de culture et l’homme d’une lignée. La lutte contre la logique du saumon : le narrateur ne veut pas plus frayer où il est né, puis mourir sous son arbre natal, qu’il ne veut oublier d’où il vient. Une ligne de crête se dessine entre la fatalité du retour et l’aventure de l’évasion. Entre la vie et son origine. Entre l’arrachement à son milieu et le retour à son lignage. Dans ce roman, c’est encore l’évadé qui gagne, c’est le vent plutôt que la terre ancestrale qu’il sent sous ses semelles. Mais on sent bien que sa liberté doit beaucoup à la légèreté des générations précédentes : il les admirerait plus qu’il aurait déjà répondu à l’appel de sa souche. Pour le dire brutalement, mai 68 n’a rien d’admirable. La pilule ne fait pas un blason. La génération du père n’est pas très attractive, inutile de se presser pour se couler dans sa maison. La génération des grands-pères non plus, d’ailleurs. La ligne Maginot a quelque chose de peu mâle. Les Français sont obligés de remonter à Verdun pour trouver la maison de leur père, c’est comme ça.

Cette contradiction entre la vie et la maison du père se résout, me semble-t-il, dans le rapport entre le texte d’introduction et l’épilogue. Le premier est la description de l’absolu, c’est les Charmettes de Rousseau, le bonheur « pur et plein ». Le second est un texte qui regrette que les religions n’aient pas inventé la notion d’éternité concrète, c’est-à-dire la reproduction à l’infini des moments de bonheur que cette vie nous a procurés. Duteurtre pointe que nous avons toujours le droit à la description d’un monde éternel ou d’un au-delà tout autre, différent, abstrait, inconcevable, et jamais au petit vin blanc sous la tonnelle, main dans la main avec l’être aimé. Comme si les descriptions de l’au-delà avaient été inventées par des hommes qui n’avaient aucune idée de la puissance du bonheur terrestre, et qui étaient par conséquent incapables de nous offrir le plus bel espoir : leur reproduction éternelle. C’est la deuxième fois que ça m’arrive (la première c’était avec « Les pieds dans l’eau) : je ne suis pas d’accord avec Duteurtre, et je suis encore désarmé quand je le lis. Cet auteur a une botte.

Marin de Viry

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