Lakis Proguidis, L’Atelier du roman n°17, mars 1999

La contactocratie expliquée à ma tante (à l’aide des Malentendus de Benoît Duteurtre)

 

Il n’y a pas longtemps, au cours d’une soirée entre amis, un Américain nous parlait de quelques aspects secondaires de la Clintoniade. Vous savez bien, a-t-il dit, que les sondages sont favorables au Président. Mais savez-vous que le Président, avant de prononcer le moindre discours officiel, demande aux experts de tester d’abord auprès d’un échantillon statistiquement fiable du public américain plusieurs variantes du discours à venir ? Ainsi, ses propos qui semblent avoir visé juste, lui sont en réalité dictés par la majorité du peuple. Clinton est véritablement leur porte-parole. Et, après une brève pause, il a ajouté: Tout ça est très intéressant, vraiment très intéressant. Pourquoi ? a demandé un des convives. Mais pour la démocratie, a répondu sans hésiter notre interlocuteur. Réponse qui nous a plongés dans un silence absolu pendant deux ou trois minutes, avant que nous repartions sur un autre sujet.
Curieux, ce silence. Je m’en suis souvenu le lendemain en relisant Les Malentendus. Personne n’a voulu donner suite à une conversation sur les nouvelles formes de démocratie et leur énigme dont cet Américain semblait si épris. Comme si personne n’y voyait de rapport. Ou, comme si personne ne s’intéressait plus au sort de la démocratie.

Plus précisément je me suis souvenu de tout cela en relisant les premières lignes du roman de Duteurtre. Car il m’a semblé que, grâce à ces quelques phrases, je pourrais comprendre les causes profondes de notre mutisme, inexplicable sans cela.

« Une passerelle pour piétons franchissait l’autoroute, à l’extrémité de l’avenue Pablo-Picasso. Ce mince ponton, jeté au-dessus de la circulation, reliait deux parties d’une ancienne Zone d’Urbanisation Prioritaire: la cité de l’Avenir (au nord) et la cité des Saules (au sud). L’ensemble de l’Avenir avait été rasé l’hiver précédent, en application d’un projet d’humanisation de l’habitat. Réunis dans un abri, une centaine d’élus, de représentants d’associations et de journalistes assistaient à l’explosion; le maire passait les ordres par téléphone. Les immenses barres de HLM avaient tremblé un instant avant de se disloquer dans un grondement de tonnerre, tandis que l’assemblée applaudissait la disparition du sinistre quartier glorieusement inauguré trente ans plus tôt. »

Que voyons-nous dans cette scène ? Rien d’exceptionnel. Rien qui puisse nous étonner, ou que nous ne connaissions pas. Et pourtant ce roman débute par la présentation de la ville sans temps ! L’auteur est très formel là-dessus. Par trois fois, avec son inimitable ironie – mélange subtil d’ingénuité et de dérision – il souligne, en ouverture de son roman, le fait que la ville est arrachée à son temps à elle. D’abord il appelle « ancienne » la zone démolie. Par la suite, il nous informe que « l’ensemble de l’Avenir avait été rasé l’hiver précédent ». Et, finalement, il précise que le quartier en question avait été « glorieusement inauguré trente ans plus tôt ». Duteurtre ne parle donc que du temps. Du temps volé, massacré, concassé, pulvérisé. Du temps vidé de sa temporalité et de son historicité. Car les villes qui partent en poussière tous les trente ans, littéralement parlant, sont des villes hors du temps, hors de tout temps.

Imaginons maintenant quelques habitants du quartier effacé appelés à discuter de problèmes relatifs à la ville moderne. Il y aura certainement des gens, la grande majorité, qui continueront à reproduire les topos bien connus: humaniser et harmoniser l’environnement urbain, augmenter les espaces verts, faciliter le commerce et les loisirs, multiplier les dépôts de culture, etc. Mais nous pouvons aussi prévoir qu’il y aura des gens qui se tairont, ne trouvant plus rien à dire sur ces agglomérats d’habitations dont la naissance, la vie et la mort ne dépendent que des décisions des spécialistes. Le mot ville avait un poids historique et un contenu liés aux sédiments de plusieurs générations. Par conséquent, si nous voulons sérieusement discuter des lieux que nous occupons aujourd’hui, à la place de ville il faut inventer un mot qui corresponde mieux aux valeurs modernes de la destruction instantanée, du décor et du nomadisme.

Il en va de même pour la démocratie. Comment pouvons-nous faire usage de la locution « Président d’un État démocratique » pour celui qui s’éclipse au profit de l’automatisme et de la spontanéité ? Pourquoi l’appeler Président et non pas haut fonctionnaire au service de la doxa ? Pourquoi, enfin, faire semblant de se préoccuper de ce que signifie pour la démocratie cette technique du pouvoir perfectionnée par Clinton, quand ce qui entre en jeu est la suppression du temps de la réflexion ? Et, là où le temps de la réflexion est remplacé par le non-temps de l’action et de la réaction, là où les sujets, du bas jusqu’en haut de l’échelle sociale, ne réfléchissent plus, mais seulement agissent (achètent, vendent, marquent des points), ce n’est pas la démocratie qui expire, mais tous les systèmes politiques que l’humanité a connus et expérimentés au fil des âges.

Les Malentendus est un roman profondément et essentiellement politique. Il décrit les caractéristiques d’un nouveau régime – caractéristiques qui, bien que n’étant pas encore pleinement prises en compte par les institutions, ne sont pas pour autant moins présentes dans l’âme de ses sujets. Pour y parvenir, l’auteur, sans aucun préjugé, isole et observe minutieusement un petit échantillon humain. A notre tour, pour commencer à comprendre le roman, il nous faut admettre que, du dit régime, nous ne connaissons strictement rien et que, par conséquent, il faut l’aborder, à l’instar du romancier, sans chercher à tout prix à identifier les résidus ou les métamorphoses des régimes connus (aristocratie, communisme, fascisme, théocratie, démocratie, etc.). Ajoutons aussi que Les Malentendus n’est pas un roman politique du type orwellien. Il ne s’agit pas d’imaginer le régime à venir en partant des maux qui couvent dans nos sociétés. Ce n’est donc pas un roman cauchemardesque. Au contraire, rien de ce qui s’y passe ne peut nous faire peur. Ce qui prouve que ce régime est déjà le nôtre. Peu importe si nous le connaissons ou pas. Nous y vivons et nous l’aimons bien. Faute de mieux, j’appelle ce régime « contactocratie ».

Il me semble que ce n’est pas un hasard si Les Malentendus commencent par la démolition d’une cité périphérique. Benoît Duteurtre ne cesse, depuis une dizaine d’années – L’amoureux malgré lui (1989), Tout doit disparaître (1992), Gaieté parisienne (1996) et Drôle de temps (1997) – d’attirer notre attention sur la mutation de tous les espaces d’habitation ou de services d’antan en lieux d’attraction (le bureau de poste de mon quartier a récemment mis en circulation un questionnaire en vue « d’améliorer [sa] qualité de service ». Première question: « Comment trouvez-vous le cadre et la décoration ?).

Ses picaros quittaient souvent la « néo-campagne » pour venir déambuler dans les « faux bistrots » parisiens, boire du lait authentique dans les boîtes de nuit branchées et manger des steak-frites dans des « restaurants à l’ancienne ». Ils quittaient aussi souvent la ville pour se replier dans leurs bourgs d’origine déguisés entre-temps en « néovilles ». Et, comme l’environnement laisse des empreintes durables sur les êtres qui y circulent, Duteurtre, romancier conséquent, a passé un coup de chiffon sur les personnages de jadis afin de leur permettre de survivre dans la fausseté généralisée. Ce qui nous a donné l’occasion d’apprendre beaucoup de choses sur les néo-amoureux, néo-révolutionnaires et autres néo-homosexuels, tous enfants du faux réel.

Dans son avant-dernier roman, Drôle de temps, cette osmose entre le décor et l’être a franchi encore une étape vers la désarticulation du vécu. L’homme s’y découvre en retard par rapport aux outils et aux images que lui-même fabrique et met en circulation; il court donc; il devient pour ainsi dire leur imitateur drôlement angoissé; et il espère toujours les rattraper; et il se désespère de voir l’écart s’agrandir.

Maintenant, avec Les Malentendus nous pouvons dire que le cycle romanesque ouvert il y a dix ans se complète. Dans la scène initiale, Duteurtre a pris soin de bien résumer, par le même incident de la démolition d’un quartier, ses conquêtes de jadis: la ville en train de devenir décor et l’homme haletant derrière le rythme effréné de la modernisation.

Mais il n’y a pas seulement l’espace et le temps qui déterminent l’homme. Il y a aussi un autre environnement dont souvent nous ne tenons pas compte en étudiant l’existence humaine, je veux dire celui des mots. Car l’homme ne vit pas seulement à un moment donné (le temps), quelque part (l’espace), mais il vit aussi parmi ses semblables (la langue).

Il fallait s’y attendre. Les Malentendus est le roman où les mots, après la ville, après le temps, sont à leur tour en décalage avec la vie concrète.

En régime contactocratique, les gens ne communiquent pas, n’échangent pas d’informations et, surtout, n’ont aucune intention de se comprendre mutuellement. En revanche, comme le mot l’indique, ils entrent en contact.

Prenons par exemple Martin. Jeune étudiant de gauche. Bien. Il n’est pas le premier. Il essaie de mener une vie de gauche. Il n’est pas le premier non plus. Et le roman commence. Martin entre en contact avec un homme de gauche influent dans les hautes sphères qui s’avère un salaud. Il entre en contact avec trois jeunes Arabes qui le dépouillent de son argent. Il entre en contact (érotique) avec Cécile, femme moderne, éprise d’économie de marché, qui le trompe avec l’immigré sans papiers, l’un de ses agresseurs. Il entre en contact avec Camille, étudiante de gauche, qui le dénonce comme réactionnaire. Il entre, à la fin, en contact avec Samira, jeune Tunisienne dont il tombe amoureux, car, au fond, il reste un homme de gauche.

Dans ce huis clos « contactuel », je viens de suivre grossièrement le fil conducteur du seul Martin. Mais Duteurtre ne se prive pas de mettre en scène, pour notre plus grand plaisir, toutes les combinaisons possibles entre ses principaux personnages, d’enrichir, dans tous ses paradoxes et tous ses rebondissements, son vaudeville supermoderne. Mais, c’est le moment de le dire, Les Malentendus ne sont pas du vaudeville, la forme n’est pas choisie à l’imitation de modèles connus et jusqu’à la corde usés; c’est le vaudeville du monde contactocratique.

Dans ce monde, le mot ne perd pas sa signification, ne s’use jamais, ne s’altère pas. Il est souverain et sûr de sa puissance. C’est l’homme qui s’use. C’est l’homme qui ne sera plus jamais à la hauteur du mot, qui n’atteindra jamais ce que les mots lui signifient. Dans tous les régimes de jadis, on pouvait toujours se demander ce que signifiait le mot « gauche » et le mettre, ce mot, à l’épreuve. Mais en contactocratie le mot signifie et l’homme ne signifie pas. C’est donc lui, l’homme, qui doit se mettre à l’épreuve des mots. C’est à lui de se corriger, de se modéliser, de correspondre désormais aux mots, à l’instar du sympathique Martin qui s’angoisse sur ce qu’il doit faire pour montrer qu’il est de gauche.

Et comme l’homme n’a plus aucun pouvoir sur les mots – comme il n’en a plus sur la ville, comme il n’en a plus sur le temps – il remplace l’interrogation, due justement à l’existence de mots équivoques, par le comportement. Il ne réfléchit pas, il se reflète, il entre en contact, il devient contactocrate dans son âme, dans son esprit, dans ses mouvements.

Devant une telle situation, il ne reste qu’à se taire. Ce que nous avons fait, mes amis et moi, lorsque l’Américain a voulu nous entraîner dans une discussion sur la « démocratie ». Sinon, on lit quelques très rares romans, parmi lesquels Les Malentendus, pour mieux voir, pour connaître ce réel mécanique, relationnel, d’autant plus inflexible qu’il est en carton-pâte, ce réel qui est notre lot commun et qui reste ineffable.

La plupart des gens croient connaître notre monde. Ainsi, dans son article du Figaro littéraire du 7 janvier 1999, savamment dosé en éloges et en réserves, Patrick Grainville reproche à Duteurtre d’avoir mis en scène des « personnages sans épaisseur ». Mais il se trompe de régime: en contactocratie il n’y a pas d’ « épaisseur ». Néanmoins, en bon instituteur, il n’oublie pas d’indiquer le chemin du salut littéraire chemin qu’à son avis Duteurtre n’a pas su suivre: « Pour percer à jour l’universelle démagogie, il faut pas mal de magie littéraire. »

Duteurtre n’avait pas l’intention de « percer à jour l’universelle démagogie », mais d’écrire le roman du monde où « démagogie », « ville », « démocratie », « gauche », « droite », etc., sont des mots déréalisés.

Et en ce qui concerne la « magie littéraire », ne nous attendons pas à trouver dans Les Malentendus les recettes poétiques des anciens régimes. C’est peut-être pour compenser la pauvreté et la non-épaisseur des citoyens de nos contactocraties, et aussi pour mieux les mettre en relief, que la beauté de ce roman est, elle aussi, «contactuelle ». Une mise en contact du feu surréalisme avec le banal le plus écrasant. Il en résulte l’étincelle – autrement dit la spécificité du rire de Duteurtre qui éclaire de l’intérieur, tout au long du roman, le nouveau régime:

« L’ensemble de l’Avenir avait été rasé l’hiver précédent, en application d’un projet d’humanisation de l’habitat » (p. 11).

« Au milieu d’une passerelle, Rachid admirait le coucher du soleil, irisé par les gaz d’une zone industrielle voisine » (p. 12).

Devant l’Académie française: « Un sourire moderne se répandait parmi les touristes » (p. 20).

« Déjà plusieurs fois, Jean-Robert avait constaté que la question de « Dieu » suivait, dans la conversation de Rachid, l’acte sexuel » (p. 54).

« … des jeunes gens à cheveux longs discutaient de leurs vacances au ski et de la montée de l’extrême droite » (p. 61).

« Manquant simultanément deux rendez-vous – l’un avec Cécile, l’autre avec l’Histoire » (p. 90).

« Il écoutait la pulsation chaude des tam-tams en songeant: voici le monde de l’avenir » (p. 94).

« … une douzaine d’Indiens – en contrats emploi-solidarité » (p. 106).

« I love the Life, because I love the Love » (p. 108).

Lakis Proguidis

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