Benoît Duteurtre, « En marche ! », S.L.F., Le Point n°2405, 4 octobre 2018

Macron est-il rugène ?

 

Avec son conte philosophique « En marche ! » (Gallimard), Benoît Duteurtre anticipe une société qui ressemble un peu à la nôtre.

Connaissez-vous la Rugénie ? Ce petit pays d’Europe centrale est un paradis «centriste écoresponsable». Vélo, régime végan et «championnats de la diversité» sont les trois piliers rugènes. Thomas, jeune député français du mouvement En avant ! décide de s’y rendre en voyages d’études. C’est un petit royaume orwellien qu’il va découvrir. L’écrivain Benoît Duteurtre signe là une des ces fables grinçantes dont il a le secret. Il excelle à décrire empire du bien qui ne cesse de s’étendre sur les libertés individuelles. Il y a un soupçon de macronie dans sa Rugénie. Mais toute ressemblance avec des personnages existants.. • S.L.F.

Extraits

Régulation étique des pratiques individuelles
L’attirance de Thomas pour la Rugénie remontait cependant plus loin. Tout avait commencé lors d’une conférence du Dr Stepan Gloss donnée trois plus tôt à l’Institut politique. Originaire de Rugénie, puis exilé aux États-Unis, où il avait enseigne à l’université de Chicago ce professeur d’économie et de philosophie était l’une des gloires de son pays natal. Sa pensée, traduite dans le monde entier, préconisait la déréglementation des échanges et l’abandon de l’État providence, mais aussi une stricte réglementation de la vie quotidienne justifiée par la lutte contre les nuisances et les impératifs du vivre-ensemble. Favorable au développement de l’agriculture biologique comme à l’éradication de la consommation de viande et de tabac, il souhaitait encourager les déplacements bicyclette, la pratique du sport et le recyclage des déchets – sans oublier les droits des femmes, des handicapés et des personnes LGBT. Liberté économique et régulation éthique des pratiques individuelles : ce double défi permettrait seul, selon lui, d’aborder sereinement le troisième millénaire.

Un rêve écoresponsable
Les boulevards de Sbrytzk conservaient une allure du XIXe siècle avec leurs larges chaussées propices à une circulation fluide dont rêvaient les architectes aux premiers temps de l’automobile… Sauf que les automobiles avaient fondu au profit d’une armée de véhicules à roulettes, voitures à pédales, vélos-taxis, bicyclettes – derrière lesquels une poignée de voitures électriques et de fourgonnettes de livraison attendaient de pouvoir passer. Sur la droite, une voie unique était réservée aux autobus qui formaient une file ininterrompue. Et les trottoirs eux-mêmes étaient recouverts d’engins roulants, poussettes et fauteuils pour handicapés, rollers et trottinettes, accordant peu d’espace aux rares piétons qui tentaient de se frayer un chemin.
   Un étrange silence enveloppait ce centre urbain où les bruits de moteur passaient au second plan derrière les sonnettes des vélos et les interjections humaines.
   La voici, enfin, la cité sans voitures ! s’exclama Thomas.
   Le rêve écoresponsable, si difficile à mettre en œuvre, pouvait donc s’accomplir. Soulevé par l’enthousiasme, le jeune député n’oubliait pas cette autoroute fumante ni ces embouteillages qu’il avait subis pour en arriver là et qui semblaient rejetés hors du centre-ville. Mais, à présent, il découvrait une cité radieuse où quantité de livreurs juchés sur leurs vélos s’arrêtaient pour distribuer des paquets puis repartaient sur les trottoirs, empruntaient les chaussées à contresens et montraient une étonnante capacité à utiliser les voies de circulation au mieux de leurs intérêts.

« Et si nous twittions ensemble cette belle journée ? »
Thomas se retrouva ainsi attablé avec Kimberly dans une cantine de Vegetal Fooding où de jeunes Rugènes barbus dégustaient diverses variétés d’avoine sur un fond de musique balinaise. L’invité s’efforçait d’avaler ces biscuits compacts qui exigeaient d’être mâchés longuement et Kimberly insistait sur l’importance du temps de mastication : « C’est un des drames du pays : les gens ne mastiquent pas assez. » Elle parvint ainsi, sans détour, au fléau qui touchait la Rugénie. Car, expliqua-t-elle, une terrible épidémie s’était abattue sur le pays depuis une dizaine d’années, entraînant la multiplication du nombre de personnes en surpoids. Ce mal qui s’attaquait aux jeunes générations était devenu un combat prioritaire ; et Kimberly se félicitait que le gouvernement eût signé un plan de lutte financé par une marque internationale de hamburgers qui s’engageait à promouvoir les vertus de l’alimentation végétale en proposant dans ses restaurants des menus spéciaux. Le mieux restait toutefois de se nourrir dans les cantines végétariennes qui faisaient des merveilles à partir de n’importe quel légume bio.
   « A propos d’obésité, demanda Thomas… Sous le regard sévère de Kimberly, il rectifia : A propos de surcharge pondérale… Est-ce la raison pour laquelle les voitures pour handicapés sont si nombreuses dans les rues de Sbrytzk ? Kimberly s’empressa de corriger : Parlez-vous des voitures pour PMR : personnes à mobilité réduite ? Comme il opinait, la jeune femme expliqua : Non, cela n’a rien à voir. Notre république est partenaire d’un programme international initié par la société d’assurances New Life : une multinationale qui couvre plus particulièrement les dommages corporels. – Ah ! renchérit Thomas. – Dans le cadre de ce programme, nous équipons des immeubles, des appartements, et nous invitons des PMR du monde entier à s’installer à Sbrytzk pour un prix modique. »
   Ce pays, décidément, se montrait expert en partenariats d’entreprises et Thomas y reconnaissait l’influence du Pr Gloss. Mais, sur ce sujet précis, l’engagement de la Rugénie allait au-delà des simples intérêts économiques : « Ces personnes en situation de handicap contribuent au brassage culturel de notre pays. – Quelle belle initiative ! » reconnut le jeune député, cette fois vraiment sincère. Kimberly, enchantée, lui adressa alors un regard plein de feu. Puis elle proposa de passer aux choses sérieuses : « Et si nous twittions ensemble cette belle journée ? »

« En marche ! » (Gallimard, 224 p., 18,50 €).

 

    « Sa pensée préconisait la déréglementation des échanges et l’abandon de l’État providence. »

 

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