Benoît Duteurtre, « La Cité heureuse », Dominique Noguez, Marianne, 15 septembre 2007

L’élégance du pessimisme

Vous habitez une vieille capitale européenne. La municipalité a des dettes et ne s’en sort pas. Les édiles trouvent la solution miracle, bien dans l’air de ces temps droitiers: la privatisation ! Désormais» le centre historique, habitants compris, est concédé à un grand groupe privé, qui en fait Town Park. mélange de Disneyland grandeur nature et de Puy-du-Fou. Si vous avez la «chance» de faire partie des résidents, moyennant quelques heures de présence dans les rues de votre quartier en costume d’époque (pour permettre aux touristes de prendre des photos pittoresques), vous pourrez bénéficier des supermarchés du groupe et gagner des «points-cœurs» donnant accès à un service d’assurance santé.

Dans la Cité heureuse, le dernier roman de Benoît Duteurtre, cette apothéose du spectacle a pour témoin un auteur de séries télévisées, «aimable satiriste» qui s’est résigné au nouveau système, d’autant que celui-ci le subventionne et lui fournit tout cuits des personnages et des thèmes de fiction. Jusqu’au moment où, dans sa vie comme dans la ville, tout va se déglinguer… Car, bien entendu, la pression des actionnaires conduira à la réduction des coûts, donc aux licenciements et à la baisse de qualité des services, dans l’espoir d’une revente juteuse à un nouvel investisseur. Quant à notre auteur de téléfilms, le voilà bientôt victime de deux cancers: l’un qui menace son corps -une tumeur maligne -; l’autre, ce qu’il écrit: la censure au nom du consensus.

Le politiquement (ou socialement» ou esthétiquement} correct est une des bêtes noires de Benoît Duteurtre, tant dans ses romans (le Voyage en France, la Rebelle, Chemins de fer) que dans ses essais (Bequiem pour une avant-garde) ou, déjà, dans ses merveilleuses chroniques de l’Atelier du roman (dont il reprend ces jours- ci un certain nombre dans Ma belle époque chez Bartillat). Comme son narrateur, il pourrait dire que « [s] on époque est le sujet central de tout ce qu’il écrit», mais vue avec ce mélange d’inquiétude et de sarcasme qui fait les meilleures satires. Ici, il ‘y a plus : comme dans la Petite Fille et la cigarette, du même, ou Comme un fauteuil Voltaire dans une bibliothèque en ruine, de Jérôme Leroy (ou, jadis, 1984, d’Orwell, ou le Meilleur des mondes, d’Huxley) , il y a cette façon d’anticiper sur une évolution pressentie et redoutée qui est l’élégance du pessimisme. Un peu comme une épitrope généralisée, l’épitrope étant cette figure où l’on feint d’encourager une attitude déplorable pour mieux la dissuader (telle l’Agrippine de Racine lançant son ironique «Poursuis, Néron!» à son fils sanguinaire).

Est-ce encore du pessimisme? Le vrai pessimiste n’écrit pas, il cuve, seul, son humeur noire. Écrire, c’est garder le souci d’autrui, ironiser en espérant secrètement qu’on empêchera le pire. Comme Philippe Muray, Duteurtre n’est qu’un demi- pessimiste, Plus proche de Marx que du Club des ronchons. Cinglant, mais pour alerter. Exemple, l’excellente formule dont, dès 2003, dans Service clientèle, il stigmatisait le «libéralisme» sans frein que nous connaissons depuis la chute du mur de Berlin: c’est «la réintroduction des files d’attente communistes en pays capitaliste»!

Cela dit, la Cité heureuse n’est pas (seulement) un pamphlet marxisant, un conte ou une parabole. C’est un roman, c’est-à- dire un entrelacement subtil de réalités complexes, un tissu de contradictions plus ou moins résorbées. La linéarité du récit y est perturbée par des interférences étranges, messages inexpliqués sur l’ordinateur du narrateur, apparition surprise de ses propres personnages (à commencer par Éliane, la femme-qui-dit-non, savoureux mélange de Christine Angot et de l’héroïne médiatique de la Rebelle). La ligne idéologique est pareillement soumise à des soubresauts -et c’est sans doute le meilleur de ce livre : au cours des quatre ans de l’expérience Town Park, le narrateur a évolué, passant, dans un pathétique effort pour s’adapter, ne pas s’abandonner aux facilités de la nostalgie ou n’être qu’« un vieux gauchiste occidental sonné par la réalité», à une réflexion nuancée sur notre monde. «Nous vivons peut-être une basse époque», mais ne soyons pas de «ceux qui, leur vie durant, n’ont fait que regretter ce qu’ils n’avaient pas su aimer la veille». Enfin plusieurs traits émouvants, probablement autobiographiques, donnent de la chair à la démonstration: la hantise du vieillissement, le rôle rédempteur de la musique, cette fascination pour le brouillard, aussi, qui nimbait déjà les paysages de Chemins de fer et qui est comme la présence de l’infini dans notre finitude même.

Si l’on ajoute que ce livre est limpidement et magnifiquement écrit (à un barbare «a bruissé» près) , on devra convenir que Duteurtre est un écrivain complet, un des plus cohérents, des plus lucides et des plus doués d’aujourd’hui.

Dominique Noguez

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