Benoît Duteurtre, Le voyage en France, Jean Claude-Lebrun, l’Humanité, le 11 octobre 2001

Le dénigreur tranquille

 

Dans les Malentendus, son précédent roman, Benoît Duteurtre laissait errer son regard, à la façon frappée d’étrangeté d’un moderne Persan, sur certains des aspects les plus controversables de notre monde contemporain. L’effet de décalage et de dérision y jouait à plein. Et l’on se disait qu’une sorte de moraliste impassible apparaissait là, qui avait trouvé pour son art acidulé l’époque idéale: celle qui affiche sans scrupule une « modernité » formidablement régressive, donne à voir l’étonnant pas de deux de l’individualisme triomphant et du plus grand conformisme, tandis que ses prétendues conquêtes, la tolérance et la permissivité, doivent scrupuleusement se mouler dans les limites du bien-penser et du politiquement correct. De la lecture de ce livre, l’on sortait ragaillardi, tant Benoît Duteurtre y mettait de finesse, d’humour et de pertinence. Le Voyage en France nous révèle un Benoît Duteurtre dont l’alacrité paraît s’être aujourd’hui transmuée en une manière de scepticisme tranquille, d’ironique détachement devant tant de choses à redire de la marche de notre société. Un Parisien quadragénaire et un jeune New-Yorkais en sont les figures centrales. Le premier, né au Havre juste en face d’un Nouveau Monde dont il ne cesse pas de rêver, griffonne des articles pour un mensuel gratuit distribué dans les taxis. Le second ne songe qu’à traverser l’Atlantique, pour y rencontrer une civilisation qu’il imagine plus conforme à son désir de raffinement et de culture. Bien entendu le hasard romanesque les fera un jour se croiser, dans un quartier branché de Paris. Entre-temps l’un et l’autre auront pu, de leurs points de vue respectifs, observer le cours des choses autour d’eux. Le Parisien aura connu l’épreuve des urgences à l’hôpital, puis subi les assauts d’une amante dévoreuse exerçant la profession d’avocate, avant d’accéder à un petit poste, au titre ronflant, dans la publicité et de s’amouracher d’une jeune étudiante vidéaste, dont il découvrira trop tard qu’elle était seulement intéressée à filmer ses compagnons de coucheries, pour un travail de fin d’études. Benoît Duteurtre semble porter sur tout cela un regard d’innocente impavidité. Il livre au premier degré, avec une sorte de consciencieuse précision qui fait ici merveille, le récit des tribulations de son personnage dans cet univers flasque, dominé par une classe moyenne sans autre projet que son confort et ses petites aventures. Quelques minutes passées dans un ascenseur déréglé peuvent ainsi devenir une épopée à la mesure de l’homme sans qualités, haussé au rang de héros romanesque. À celui-ci l’Amérique continue de se présenter comme le lieu d’une vitalité et d’une ambition encore intactes.
Dans une posture de déception finalement assez symétrique, le New-Yorkais avait pour sa part décidé « que l’Europe d’hier était supérieure à l’Amérique d’aujourd’hui ». En prenant le bateau pour la France, un canotier sur la tête, il pensait aller à la rencontre du pays des grandes révolutions artistiques, trouver une capitale ennoblie par la patine de l’histoire, des autochtones qui devaient ressembler tous aux êtres lumineux des tableaux de Monet. À peine débarqué au Havre, il avait vu son intuition confirmée: les deux premiers quidams rencontrés savaient tout du maître de l’impressionnisme. Malgré leur « apparence fruste de teen-agers affublés de casquettes américaines », ces deux « experts » n’avaient en effet pas hésité une seconde pour lui indiquer l’endroit d’où le peintre avait un jour représenté le port. Il avait donc pris le bus et s’était retrouvé à « Claude-Monet », terminus de la ligne dans une cité éponyme. Ce Huron modèle fin de XXe siècle multiplierait ainsi les expériences, comme autant de stations sur le chemin de la désillusion. La distinguée artiste parisienne, Ophélie Bohème, avec laquelle il échangeait des e-mails depuis New York, se dévoilerait bientôt sous les traits d’une bateleuse ringarde, réduite à postuler une place de candidate dans les jeux télévisés. Le séminariste délicat, rencontré sur le parvis de Notre-Dame pendant les JMJ, le conduirait dans un monastère new-age: vie sexuelle conçue comme un exercice de la foi, activité désormais orientée vers les nouvelles technologies. Quant aux intellectuels et aux responsables politiques, ils « brandissaient de pompeux projets culturels, lançaient de bruyants messages pour sauver l’humanité, mais () semblaient aveugles à la disparition de leur propre monde ». Benoît Duteurtre, qui s’est par ailleurs imposé comme l’un des très grands connaisseurs de l’opérette, retrouve ici la leçon d’Offenbach: apparence de futilité et exactitude absolue du regard. Son inclination manifeste pour une culture française début de siècle n’empêche cependant pas d’autres horizons de le fasciner. On pense à l’éblouissement devant Manhattan, alors encore intact. Au culte voué à Monet, Matisse, Picasso, pour lui désormais inséparable de la visite au Museum of Modern Art. Un finale aux superbes accents lyriques, proche parfois de l’écriture trépidante de Dos Passos, fait émerger la nature profonde de ce qui court dans ce texte: un composé d’esprit critique et d’admiration, qui lève la suspicion de passéisme, invite en fait à penser cette modernité comme un apogée de la contradiction. Benoît Duteurtre n’élève pas le ton, mais il commence de sérieusement faire entendre sa voix.

Jean Claude-Lebrun

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