Benoît Duteurtre, Livre pour adultes, Éléments – Novembre décembre 2016

Benoît Duteurtre, Livre pour adultes, Éléments, Novembre décembre 2016Benoît Duteurtre, la nostalgie heureuse

 

Se souvenant de Cioran, pour qui le plus grand événement de la deuxième moitié du XXe siècle était la disparition des trottoirs, Milan Kundera rendait hommage a Benoît Duteurtre en préfaçant son recueil de nouvelles Drôle de temps : « Rien n’est plus important pour la littérature française d’aujourd’hui que de renouer enfin le contact avec le concret perpétuellement escamoté. Duteurtre observe et décrit ce qu’il voit. Comme s’il voulait nous dire : s’il n’y a plus d’espoir de changer ce monde qui ne mérite pas d’amour, que nous reste-t-il à faire ? Ne pas se laisser duper. Voir et savoir. Savoir voir. »
Le goût de révéler des signes qui nous échappent, d’en dévoiler la signification, de mettre en valeur leur cohérence, constitue la patte de l’écrivain havrais. Derrière des éléments a priori épars en première lecture (laideur des sorties de ville, la disparition de la nuit due à l’éclairage public, démantèlement des services publics, religion de la repentance, réseaux sociaux, tracasseries face aux services clientèles des « boîtes » de services), Duteurtre nous convie depuis son premier roman à une entreprise d’apocalypse, c’est-à-dire de dévoilement d’un monde en décomposition. Sans surprise, il a été rangé dans la catégorie des néoréactionnaires, même si la description des transformations abominables dont notre monde est affecté et de l’« affreux spectacle du début d’un monde » ne s’accompagne pas précisément d’une volonté de restauration ou de la mise au pinacle d’une époque particulière. Son Requiem pour une avant-garde (1995), dans lequel il dénonçait la mue de l’avantgardisme imaginatif en un académisme d’avant-garde, lui avait valu une volée de bois vert des thuriféraires du mouvement musical contemporain, mais surtout les compliments de Philippe Muray, qui s’était réjoui des cris d’orfraie des «anarchistes couronnés qui se raccrochent à leur couronne, des transgresseurs décorés, et des non-conformistes subventionnés », qui montraient que l’archer avait atteint sa cible.
Après Un ordinateur du paradis décevant en 2014, le dernier opus de Benoît Duteurtre, Livre pour adultes renoue avec ce qui fait son originalité depuis près de trente ans. Si l’alternance des formes (nouvelles, essais, souvenirs) déroute de prime abord dans cet opus, on en savoure finalement l’unité parfaite et on comprend pourquoi il s’agit d’un livre pour adultes : on n’entre pleinement dans la maturité qu’une fois qu’on a compris que « toute notre vie est jalonnée par les extinctions d’êtres, d’objets, d’habitudes, comme autant de petits mondes qui s’éteignent pour toujours ». Adulte, on se débarrasse de l’illusion que jeunesse et santé sont sans fin, et on comprend enfin qu’en rendant visite à des dames âgées à l’hôpital avec notre mère quand nous étions enfants, celle-ci « nous emmenait la voir elle-même et découvrir notre propre destin ».
Parce que le livre est inspiré par la maladie d’Alzheimer et la mort de sa mère, la couleur plus sombre que d’ordinaire pourra surprendre ses fidèles, poussant même l’auteur à risquer les lieux communs quand il condamne la légèreté avec laquelle nous procréons (« Le prétexte de donner la vie se transforme en condamnation à mort de celui qui n’a rien choisi »). Mais avec Duteurtre, on peut toujours chercher, et trouver, le beau, le vrai, notamment en rouvrant à l’homme d’après l’histoire la fenêtre du passé, par exemple dans ses visites à la veuve de Darius Milhaud, lien ténu qui nous relie encore au monde d’hier – on pense à l’affection de Stefan Zweig pour Mme Demelius, « dernière parmi les êtres vivants sur qui s’était posé le regard de Goethe »-, ou dans ses contacts avec les derniers paysans des Vosges condamnés par le « mélange de déréglementation économique et de réglementation de la vie quotidienne » qui achève de transformer l’Europe en province du Nouveau Monde.
Dans ses petites nouvelles, on retrouve le Duteurtre ethnologue de son temps, qui s’est fait le spécialiste de nos ridicules. De l’ethnologie, il en est justement question dans ce conte philosophique qui met en scène la découverte sensationnelle d’une petite communauté vivant encore à l’âge de pierre. Après un consensus général qui vise à préserver la tribu du monde moderne, les progressistes finissent par réclamer qu’on la protège contre ses « mauvais penchants » et qu’on l’« émancipe » en lui inculquant l’égalité femmes-hommes et l’hygiène alimentaire.
À l’heure où la nostalgie est quasi criminalisée, où « à tout aveu de nostalgie, l’esprit du temps répond par une bordée d’injures » (Alain Finkielkraut), Duteurtre assume: «la nostalgie est un fruit délicieux » et « la lenteur des changements préserve toujours, ici ou là, quelques traces vivantes de ce qu’on a aimé ». Le bonheur, selon Duteurtre.

Thomas Hennetier

Benoît Duteurtre Livre pour adultes Galimard 256 p 19,50 €

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