Éloge de la fermière par Benoît Duteurtre dans Le Monde diplomatique n°749 de Août 2016 – Texte issu de « Livre pour adultes »

Disparition silencieuse de l’agriculture montagnarde

Éloge de la fermière

Alors que l’on ne cesse de mettre en avant l’agriculture biologique et durable, les normes européennes calquées sur l’hygiénisme américain poussent à l’éradication de la paysannerie traditionnelle — sans empêcher la multiplication des scandales sanitaires. Quelque part dans les Vosges, Josette Antoine résiste encore.
Benoît Duteurtre

Caroline Magnère. – « La Boîte à musique », 2012

« Vous savez, madame ? On laisse faire parce que vous êtes âgée, mais c’est seulement une tolérance. Après, ce sera fini ! TER-MI-NÉ ! »

Les inspecteurs de l’hygiène ne sont pas inhumains. Envoyés sur le terrain par la direction départementale de l’agriculture, ils connaissent la somme de pratiques ancestrales qui maintiennent les tout derniers paysans de montagne à l’écart des règles. Après leurs études dans des lycées agricoles où ils ont découvert les avantages de l’élevage intensif, les perspectives de la « filière porc » et celles de la « filière volaille », quelques-uns ont même révisé leurs conceptions. Ils admettent qu’une agriculture bio pourrait jouer son rôle dans l’« économie verte » et ils encouragent le développement de nouvelles « filières » en ce domaine… pourvu que celles-ci respectent les contraintes en vigueur : séparation des bâtiments agricoles et des bâtiments d’habitation, élevage des bêtes hors-sol, sur des surfaces en béton, injection de puces qui permettent de reconstituer le parcours de chaque animal, alimentation par des marques labellisées, stérilisation des produits de la ferme, utilisation obligatoire par les agriculteurs de gants de plastique et de bonnets destiné à protéger les aliments de toute contamination. Si on lui demandait « Et pourquoi pas une combinaison de cosmonaute ? », l’inspecteur de l’hygiène sourirait. Ce n’est pas un intégriste. Il veille seulement au respect des normes.

Or force est d’avouer que, pour ce qui est des normes, Josette Antoine, 60 ans, se trouve en deçà de la moyenne. Dans sa ferme plantée en altitude au milieu des forêts, à quelques kilomètres de mon village, les vaches et les veaux occupent toujours une étable située à l’intérieur de la maison ; les lapins mangent de l’herbe fraîche ; les poules picorent les grains et les vers de terre, mais aussi quelques restes de cuisine (c’est formellement interdit !). Josette vend un lait encore chaud, à peine sorti du pis, qui mousse dans de grands seaux ; et, lorsqu’elle remplit mon pot en laiton dans la remise, je vois passer des hirondelles qui rejoignent leurs nids minuscules accrochés aux poutres de l’étable. Mais ce n’est pas tout : dans son grenier à foin se nichent probablement quelques mulots, et son fromage mûrit lentement sur les égouttoirs en bois du saloir, à l’air libre. Tout cela contrarie l’inspecteur de l’hygiène. Il ne veut plus voir de fromage au contact des planches et jette à Josette un regard sévère : « Je vous laisse continuer, mais n’oubliez pas que c’est une tolérance.  » Puis il ajoute : « Après, ce sera fini ! » ; autrement dit : « Dès que vous serez morte », ce qui n’est pas courtois. À ses yeux, ce fromage est une bombe bactériologique, résidu d’une pratique agricole périmée, à laquelle il conviendra de mettre un terme le jour où Josette Antoine cessera son activité — celle qu’on lui laisse encore exercer, parce qu’elle a ses habitudes et que ce scandale demeure relativement discret.

Lorsque je venais, enfant, pour les grandes vacances, on achetait encore à la ferme une bonne partie des aliments : lait, œufs, volailles, lapin, cochon, fromage, salades ; mais je n’ai pas le souvenir d’une seule histoire d’intoxication alimentaire. Tout juste arrivait-il que se cache dans une douzaine d’œufs (on les emballait dans du papier journal pour les conserver à l’obscurité) un œuf pourri dont l’affreuse odeur marquait l’esprit des enfants… Inversement, les scandales d’hygiène alimentaire, qui prennent aujourd’hui l’ampleur de séismes planétaires, sont tous issus d’une agriculture industrielle rigoureusement normée, où le moindre dysfonctionnement se transforme en catastrophe. Ce sont les pandémies et autres « épizooties » liées au mode d’alimentation des bêtes et aux conditions d’élevage intensif ; ce sont les empoisonnements causés par les défaillances de la « chaîne du froid », les mauvaises décongélations, les stérilisations déficientes, avec leur lot de bactéries et de maladies qui font la « une » des journaux, tout comme les sinistres bûchers où se consument les milliers de vaches perdues.

La ferme de montagne représentait, au contraire, un parfait modèle de ce que le jargon contemporain désigne sous le terme de « développement durable ». La présence du bétail et des greniers à foin à l’intérieur des maisons entretenait en permanence une chaleur peu coûteuse adaptée aux rudes conditions climatiques ; le lait se transportait dans des récipients qu’on nettoyait et qui duraient une vie entière, sans augmenter les accumulations de déchets en plastique à jeter dans la poubelle jaune. Les restes de nourriture et les épluchures contribuaient à l’alimentation des porcs, des lapins, des poules, au lieu de se décomposer dans la poubelle verte ; les excréments finissaient sur le tas de fumier qui fertilisait les élevages ; et ce mode de vie entretenait le mystérieux face-à-face des humains et des animaux qui, depuis l’Antiquité, peuple nos contes et légendes. Même la scène terrible de l’abattage du cochon ou de l’égorgement du lapin donnait à la mort une réalité concrète.

La poésie du grenier à foin
Cette petite exploitation aurait donc, logiquement, dû servir de modèle à ceux qui se chargent de penser une agriculture « verte », « durable » et « biologique ». Mais l’écologie est une industrie comme les autres, contrôlée par les mêmes experts et soumise aux mêmes règles. Rétive aux engrais chimiques ou aux cultures transgéniques, elle n’en respecte pas moins cet hygiénisme obsessionnel qui, venu des États-Unis et d’Europe du Nord, a recouvert le monde rural et imposé ses masques stériles, ses techniques de désinfection et de pasteurisation, finissant par désigner tout produit naturel comme intrinsèquement dangereux.

Dans les villes nord-américaines, la simple idée d’un étalage ouvert paraît exclue… à moins d’envelopper hermétiquement chaque fruit, chaque légume, dans une enveloppe en plastique. C’est pourquoi les marchés français conservent quelque chose de primitif qui fait sourire les touristes émoustillés par ce poisson frais, tandis que nous-mêmes rêvons, dans les souks d’Afrique du Nord, devant les bassines d’épices et les pyramides d’œufs qui nous rappellent un monde plus ancien encore. Cela ne durera pas. Les normes s’étendent pour détruire, partout où cela subsiste en Europe, la cohabitation des hommes et des animaux, mais aussi la cohabitation des espèces qui formaient autrefois la poétique « basse-cour ». Elles prétendent éradiquer la manipulation de produits agricoles sans gants de protection, la culture dans les champs sans combinaison fluo, la circulation du tracteur sans sirène de marche arrière, tout comme l’utilisation d’aliments et de souches non répertoriés. Elles interdisent d’une main et, de l’autre, s’appliquent à imposer de nouveaux usages qui donnent à la campagne un air de banlieue et aux fermes l’allure de laboratoires carrelés puant l’eau de Javel.

Partant des rives du lac de Longemer (le plus beau des Vosges, au milieu des versants boisés), une route escarpée grimpe entre les arbres, fait plusieurs lacets, puis débouche à mille mètres d’altitude dans une vaste clairière. Ici, à la ferme des Chaumes, on se croirait sur une île au milieu d’un océan forestier. Le point de vue, de tout côté, donne sur d’autres montagnes rondes (les fameux ballons des Vosges), qui se répètent à l’infini sous leur manteau de sapins, sauf à l’est, où se dresse la montagne du Hohneck, couverte de pâturages. L’hiver, elle prend l’allure d’un énorme glaçon, et je ne manque jamais de la contempler quand j’arrive à la ferme de Josette Antoine, la dernière de la région.

C’est seulement au cinéma qu’on retrouve, aujourd’hui, la magie de ces paysages où les demeures semblent faites des mêmes pierres et du même bois que la montagne. Les fabricants d’effets qui font rêver les enfants — dans la saga du Hobbit ou dans Le Seigneur des anneaux — montrent un certain génie pour recréer ces maisons de chaume ou de torchis, ces sols en terre battue où s’ébattent les poules, les oies, les canards et les cochons, ces tonneaux pleins de choux, ces garde-mangers pleins de jambons et de bonnes bouteilles. Or ce monde fait pour enchanter la jeunesse du XXIe siècle n’est pas un produit de la fantaisie hollywoodienne. C’est la simple reproduction, un peu stylisée, d’un mode de vie disparu tout récemment. Sauf en certains points reculés comme cette ferme où les fromages mûrissent toujours sur leurs égouttoirs ; où le ruisseau sort de la montagne pour s’écouler dans un bac en grès près de l’étable ; où les poules grimpent sur le tas de fumier grassement étalé qui se soucie peu de répondre aux critères de fabrication et de stockage du compost.

Rien, toutefois, n’égale pour moi la poésie du grenier à foin, ce grenier du rêve où je grimpe parfois, comme lorsque j’étais enfant, dans les fermes du village. Les familles se retrouvaient au mois de juillet au milieu des prés, où elles fauchaient une extraordinaire quantité de foin encore vert, d’herbe et de fleurs des champs qu’on entassait dans des sacs de jute avant de les déverser sous la charpente. Compressé à grands coups de fourches, le fourrage allait passer l’hiver sans se dessécher dans cet immense espace obscur où il formait des monticules, des tours et des châteaux parfumés prêts pour accueillir nos jeux.

Il me semble que ce mode de vie méritait tout notre intérêt, tel un bien précieux ; que l’État et les communes auraient pu soutenir un modèle de recyclage et de production très ancien, au lieu d’encourager sa disparition. Rien n’y fait. Dans la France envahie de la seconde guerre mondiale, les cousins de la campagne nourrissaient les habitants des villes. Aujourd’hui, la campagne serait incapable de se nourrir elle-même. Après le désintérêt des pouvoirs publics pour la petite agriculture, après l’arrêt du ramassage du lait (ces gros bidons qu’on trouvait, dans mon enfance, au pied des chemins), les hygiénistes se chargent de donner le coup de grâce aux dernières fermes de montagne, qui se réduiront bientôt à quelques images dans les musées des arts et traditions populaires.

Dans dix ans tout au plus, Josette Antoine aura pris sa retraite et son fils, qui songe à reprendre l’exploitation, suivra les recommandations administratives en commençant par détruire l’intérieur de la ferme, son étable, ses clapiers, son cellier à fromages. Il fera construire de nouveaux bâtiments pour les bêtes, à l’extérieur, sur une dalle hors-sol conforme aux nouvelles normes. Ainsi s’achèvera, vraiment, l’histoire de l’agriculture montagnarde, commencée au Moyen Âge, quand les moines défrichèrent ces forêts profondes. Comme toutes les grandes disparitions, celle-ci se produira dans l’indifférence. Il faudra attendre qu’il soit trop tard pour découvrir que c’était une faute.

Ma maison surplombe le village et son église de montagne au clocher de tuiles rouges. Incontestablement, ce paysage est européen, avec ses fermes, ses calvaires, sa mairie et son presbytère, son monument aux morts, ses noms germaniques mêlés aux consonances françaises. Voyageant dans les Carpates, à l’autre bout de l’Europe, j’y ai visité des contrées très semblables, où la campagne semble façonnée par l’histoire, avec son réseau de chemins, de lieux-dits — si différent de l’infini de la forêt nord-américaine.

Marcher en regardant filer les truites
Or, bizarrement, l’évolution même d’un tel paysage, en ces décennies où l’on prétendait « construire l’Europe », n’a pas été du tout européenne. La ferme typique, adaptée aux conditions de chaque contrée, a fermé ses portes au profit d’une production intensive concentrée dans les plaines et connectée aux marchés mondiaux. Les prés et les chemins ont disparu sous la broussaille, laissés à l’abandon, sauf quelques routes goudronnées reliant un parking à l’autre. L’entretien méticuleux de la forêt, assuré par des générations de bûcherons, a cessé avec l’invasion de machines énormes qui creusent des ornières et tirent seulement les arbres les plus rentables, avant de tout laisser en friche. D’étranges réglementations se sont imposées, comme cette construction de barrières de protection le long de la rivière qui traverse le village, au cas où quelqu’un tomberait et porterait plainte contre la commune. Il était pourtant bien agréable de marcher en regardant filer les truites. Mais, ici comme ailleurs, le « principe de précaution » prend désormais en charge les hasards de la vie. Un mélange de déréglementation économique et de réglementation de la vie quotidienne achève de transformer l’Europe en province du Nouveau Monde.

Situé en bordure d’un parc naturel régional, ce village où je passe une partie de l’année est pourtant l’un des mieux préservés de la contrée. Il attire les touristes pour son pittoresque, ses cascades, ses petits hôtels. La doctrine du maire, aux commandes depuis trente-cinq ans, est d’agir peu et lentement, ce qui n’est déjà pas si mal. Dans la commune voisine, l’ardeur modernisatrice a multiplié les lotissements de bric et de broc ; sans parler de cette route autrefois sinueuse, progressivement égalisée pour se transformer en voie rapide. Chaque maison s’y découvrait au hasard d’un tournant. Aujourd’hui, des réverbères projettent une lumière hideuse sur cette chaussée rectiligne. Peu sensibles aux magies de la nuit étoilée, les édiles espèrent séduire leurs électeurs en leur offrant des aménagements dignes des vraies banlieues.

Au temps de ma petite enfance, dans les années 1960, les villageois de mon âge avaient encore un air farouche et sauvage. Ils vivaient dans ces fermes perdues et fréquentaient la classe unique de l’école communale où, l’hiver, ils se rendaient à pied dans la neige. Ces enfants ont grandi et trouvé des emplois en ville. Certains sont devenus ouvriers, d’autres ingénieurs. Les exploitations agricoles ont dépéri avec leurs vieux parents. Plus tard, beaucoup d’entre eux ont fait construire une maison moderne sur cette montagne à laquelle ils semblent sincèrement attachés. Quelques-uns, à l’approche de la retraite, envisagent d’acheter une vache ; ils se souviennent avec nostalgie du chemin enneigé de l’école communale ; mais aucun ne voudrait reprendre la vie de ses aïeux.

De cette montagne rude, primitive, il était autrefois difficile de s’échapper. L’ordre social et l’emprise religieuse n’y laissaient guère de liberté à l’esprit ; la pauvreté y semblait criante, tout comme l’ennui qu’on ressentait, enfant, en écoutant le balancier de la pendule, tandis que les adultes s’entretenaient de choses banales. Mais cette pauvreté, entre prairie et forêt, était-elle pire que celle des périphéries urbaines, de la télé-réalité, de la nourriture industrielle ? Ce monde en vase clos était-il plus mortifère que celui qu’on arpente en voiture, d’une aire commerciale à l’autre ?

Benoît Duteurtre

Écrivain. Auteur de Livre pour adultes (Gallimard, Paris), en librairies le 18 août, dont ce texte est issu.

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