« La fête des paysans » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1317 du 9 au 15 juin 2022

Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE

LA FÊTE DES PAYSANS

Ce week-end de Pentecôte, le public se pressait pour visiter la «saboterie » ouverte entre deux supermarchés à l’entrée du chef-lieu de canton. Il faut bien occuper les enfants et découvrir les traditions de cette montagne où les urbains séjournent, toujours plus nombreux, dans les gîtes qui ont remplacé la plupart des logements. Et, tout en observant le va-et-vient des visiteurs en survêtement, entrant avec leurs poussettes et ressortant munis d’une authentique paire de sabots anciens, je me rappelais les fermes de mon enfance, dans les années 1970. Les dernières vieilles paysannes, vivant entre leurs vaches et leurs poules, utilisaient encore ces lourds sabots de bois dans lesquels elles glissaient leurs pieds en chaussons dès qu’elles sortaient de la cuisine pour passer à l’étable. Ils raclaient le sol avec un bruit qu’on n’entend plus désormais. D’abord parce que les vieux paysans sont morts, que leurs fermes se sont transformées en résidences secondaires; ensuite parce que ceux qui ont survécu, un peu plus longtemps, n’utilisaient plus de sabots mais des baskets, nettement moins rustiques. Quant à moi, devant cet atelier-musée en bordure de la ville, où l’on fabrique des sabots pour des fermes qui n’existent plus, vendus comme souvenirs aux rurbains en goguette, j’étais partagé entre la sympathie pour cette survivance d’un ancien artisanat et la constatation que le succès de la saboterie coïncidait avec la mort définitive de la paysannerie.

Le lendemain, dans un village des environs, la commune avait organisé une fête traditionnelle à laquelle le public était venu assister nombreux – d’où la quantité de voitures garées devant les maisons rustiques transformées en Airbnb. Dans le pré, quelques boeufs tiraient des troncs que les volontaires pouvaient débiter au moyen d’un long « passe-partout », dans une sorte de joute; et j’admirais cet exercice qui ne se pratique plus depuis belle lurette dans les forêts avoisinantes. Les machines se contentent d’y raser des carrés de sapins que d’autres machines embarquent, en laissant le terrain en friche… Un peu plus loin, d’autres participants retournaient l’herbe avec leurs râteaux en bois, et je me demandais si ce foin avait été apporté pour la circonstance ou réellement coupé sur place. Je me rappelais avoir connu, enfant, cette activité traditionnelle des familles qui s’est perpétuée jusqu’aux années 1980 dans les grands prés.. mais jamais un week-end de Pentecôte devant un public de touristes extasiés. Et, tout en observant cette fête pastorale, ranimant quelques activités traditionnelles qui n’existent plus, j’étais partagé entre la bonne humeur de retrouver un peu de l’ancien monde (quelques vieux autochtones étaient venus boire un verre de vin blanc) et l’impression que cette fête totalement artificielle constituait une autre preuve de la mort de la paysannerie.

Heureusement, il existe encore dans la contrée une poignée de vrais élevages de montagne. Ou plutôt il existe à nouveau quelques élevages où vivent des animaux, où l’on fait du fromage et où l’on fauche les prés avant de ramasser le foin pour l’hiver. Les deux fils d’une ancienne ferme, perchée au-dessus d’un lac, ont décidé de poursuivre l’activité de leurs parents. Mais il leur a fallu s’endetter et construire un grand bâtiment agricole conforme aux nouvelles normes (autrefois, l’étable se situait dans la maison). On y voit de belles vaches aux flancs mouchetés, une grande famille de chèvres et quelques cochons. Les nouveaux fermiers ne portent pas de sabots, mais ils ont dû ouvrir pour vendre leurs produits une boutique réfrigérée, aux normes elle aussi. Ailleurs, un autre passionné d’agriculture traditionnelle élève des bêtes magnifiques et entretient le paysage avec ses belles prairies en bordure des forêts. Mais il ne porte pas de sabots, lui non plus, et ne retourne pas les foins avec un râteau en bois. Son purisme ne va pas si loin, heureusement pour lui, si bien qu’il me faut décidément l’admettre: la paysannerie, cette vie si particulière dont j’ai connu les dernières figures, a réellement disparu de cette montagne pour toujours, à l’heure où des musées-saboteries et des néo-fêtes de village s’appliquent à la remettre en scène pour le plaisir des rurbains!

Lisez aussi la carte blanche précédente : « L’OTAN et la chanson » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1315 du 25 mai au 1er juin 2022

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