PEINTURE – « La seconde école de Paris se réveille » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1175 du 20 au 26 septembre 2019.

CULTURE Gazette

PEINTURE

La seconde école de Paris se réveille

Une exposition à La Piscine, à Roubaix, une autre à Paris, à la galerie Laurentin… Manessier, Singier, Bazaine. L’heure de la redécouverte a sonné pour ce mouvement de la peinture française de l’après-guerre. PAR BENOÎT DUTEURTRE

 

Dans les milieux officiels de l’art contemporain, si vous prononcez les noms de Manessier, Singier ou Bazaine, on vous regarde l’air perplexe, avant de vous renvoyer le sourire narquois des gens bien informés, pressés de vous signifier que cette peinture est dépassée, ringarde, superficielle et reléguée depuis longtemps aux oubliettes de l’histoire. Au pays de la mode, on a la mémoire courte, et ceux qui s’étonnent qu’on s’intéresse à de tels artistes seraient surpris d’apprendre qu’Alfred Manessier, en 1962, était couronné par la prestigieuse Biennale de Venise et que ses œuvres, alors, étaient présentées au Moma de New York, non loin du Guernica de Picasso. Ils seraient plus étonnés encore d’observer le regain d’intérêt qui se manifeste pour cet art enchanteur, comme en témoignait la rétrospective « Traverser la lumière », présentée cet été en Allemagne, au musée Picasso de Münster, ou récemment un article enthousiaste dans la revue de Sotheby’s. L’heure de la redécouverte a peut-être sonné pour le principal mouvement de la peinture française de l’après-guerre et, plus largement, pour un courant artistique majeur du XXe siècle.

Formes et couleurs La singularité de cette école, qui connut ses grandes heures de la fin des années 40 à la fin des années 60, tient dans le concept de peinture « non figurative ». Car, si tous ses protagonistes ont subi l’influence de leurs aînés cubistes, surréalistes et abstraits, ils partagent la même aspiration à un art nouveau, qui s’inspire de l’expérience vivante et de la nature pour créer un monde poétique de formes et de couleurs, aux confins de la figuration et de l’abstraction. Dès le début des années 40, une jeune génération de peintres, suivant des itinéraires très variés, se retrouve dans cette démarche à laquelle chacun apporte sa personnalité. Alfred Manessier, fasciné par la nuit ou les paysages marins, développe une palette de bleus envoûtants puis se tourne vers l’inspiration mystique (qui le rapproche en musique d’Olivier Messiaen). Le Belge Gustave Singier, par les motifs de ses tableaux, évoque les beaux titres du philosophe Bachelard : l’Eau et les rêves, l’Air et les songes. Mais ce sont aussi Maurice Estève et ses merveilleux damiers colorés, Georges Mathieu, le plus dingue avec ses jets de peinture aux titres historiques comme la Bataille de Bouvines, sans oublier Jean Bazaine ou Jean Le Moal… Au lendemain de la guerre, tous poursuivent une belle aventure picturale dans le sillage de Monet, Bonnard ou Klee, aventuriers des frontières de l’abstraction, et ils bénéficient du soutien d’importants marchands, comme la Galerie de France.

Parmi les reproches opposés à cette esthétique figure celui de cultiver un style décoratif français quelque peu futile, dépassé par les courants de l’avant-garde internationale, expressionniste ou conceptuelle. Jugement pour le moins réducteur, car la peinture non figurative appartient à une famille plus vaste qu’on appelle parfois l’abstraction lyrique. Elle rassemble des artistes de toutes origines qui, après 1945, voyaient toujours Paris comme la capitale des arts et désiraient s’y installer, à l’instar de Modigliani et Soutine avant-guerre. Ce courant, également qualifié de « seconde école de Paris », est illustré par des créateurs aussi passionnants que la Franco-Portugaise Helena Vieira da Silva, le Franco-Chinois Zao Wou-ki, le Franco-Allemand Hans Hartung, mais aussi le grand Serge Poliakoff, dont les jeux de formes aux couleurs chaudes sont emblématiques de cette époque.

Non-figuration Après l’apogée du début des années 60 (des tapisseries de Manessier et des fresques de Mathieu ornent alors la Maison de la radio et l’aéroport d’Orly), le tournant sera brutal pour des raisons à la fois économiques et intellectuelles. Dès les années 50, les grandes galeries new-yorkaises ont conquis l’hégémonie sur le marché de l’art et ont commencé à mettre en avant les peintres américains, en décrétant que le temps de Paris était terminé.

Le mouvement ne fera que s’accélérer, si bien que, dès les années 70, la peinture européenne de la seconde moitié du XXe siècle disparaît du Moma au profit de l’abstraction américaine et du pop art, en attendant l’art conceptuel. Mais ce mouvement s’exerce aussi dans les milieux artistiques européens, qui se rallient aux courants venus d’outre-Atlantique et décident que les extases colorées de la non-figuration sont périmées. Passe encore que l’Angleterre de Francis Bacon ou de Lucian Freud défende une certaine tradition picturale: du moins celle-ci revêt-elle une dimension tragique – alors que la non-figuration française cultive un hédonisme désormais coupable. Les nouveaux inquisiteurs reprocheront même à Manessier ou Bazaine d’avoir exposé leurs tableaux sous l’Occupation (des attaques similaires viseront les musiciens de cette génération qui exerçaient leur métier dans la tourmente). Tout sera bon pour jeter aux oubliettes ces peintres dont la vraie faute était d’occuper le terrain, quand leurs cadets désirent prendre toute la place.

Une telle soumission du monde artistique français au marché international a quelque chose de scandaleux quand on songe, par exemple, que le Musée national d’art moderne, au centre Pompidou, possède d’importantes collections de ces peintres peu exposées. La prestigieuse institution préfère suivre la mode mondiale que de la créer en illustrant son patrimoine. Il en va de même pour le musée d’Art moderne de la Ville de Paris et de nombreuses institutions publiques qui oublient de présenter ces artistes jugés secondaires. Comme l’explique Antoine Laurentin, directeur d’une galerie sur les quais de Seine qui présente Le Moal et Manessier: «Heureusement, il existe deux marchés:d’un côté, celui des institutions et des spéculateurs; de l’autre, celui des amateurs et des passionnés, qui viennent de plus en plus vers cette peinture. » Signe de l’évolution en cours : après le musée Granet d’Aix-en-Provence et celui de Münster, la rétrospective de la seconde école de Paris arrive en octobre à La Piscine, à Roubaix, et ce mouvement est désormais à l’honneur dans les musées de Dijon ou de Colmar… en attendant que Paris se réveille!

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