SPÉCIAL UCHRONIE Europe « Et si la France avait refusé l’élargissement à l’est? » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1240-1241 du 18 au 31 décembre 2020

SPÉCIAL UCHRONIE Europe

Et si la France avait refusé l’élargissement à l’est?

Le processus d’intégration européenne des pays du centre et de l’est du continent a été ouvert dès 1989, quand le bloc soviétique s’est délité. Deux présidents français, François Mitterrand et Jacques Chirac, ont poussé à une Europe plus vaste. PAR BENOÎT DUTEURTRE

Amitie Franco-allemande. L’alliance entre Paris et Berlin cimente l’Union européenne. Ci-dessus, le chancelier allemand Helmut Johl, le président français François Mitterrand et son premier ministre de cohabitation, Jacques Chirac, lors de la célébration des 25 ans du traité de l’Elysée, le 22 janvier 1988 à Paris

Quand Daniel poussa la porte du Chien qui fume, plusieurs amis se tenaient déjà autour du comptoir en zinc: Mélanie, la comptable antillaise qui participait volontiers à ces apéros; Martin, échappé pour une heure de son agence de services informatiques ; et, en face d’eux, le patron, Mohammed Cherkaoui, aidé par son jeune fils Pascal, qui adorait, après l’école, donner un coup de main à son père. Tous observaient l’écran accroché au-dessus du bar où un homme costumé parlait devant la caméra. Voyant son camarade approcher, Martin s’exclama:

– C’est le président polonais ! Il parle en français, tu devrais être content!

Daniel, à son tour, dressa la tête vers ce chef d’État qui, effectivement, avait choisi la langue française pour exprimer sa joie d’entrer dans l’Union européenne.

– Tu as raison, renchérit-il avec un sourire complice, je suis ravi que les choses se déroulent ainsi. Car si notre pays n’avait pas tenu bon, voici trente ans, il aurait probablement tenu son discours en anglais.

Les autres lui renvoyèrent des regards incrédules :

– En anglais ? Quelle drôle d’idée!

Daniel, le plus âgé, crut alors bon de rappeler à quoi l’Europe avait échappé dans la dernière décennie du XXe siècle. Mais, pour commencer, il commanda un guignolet kirsch et, tandis que Mohammed remplissait son verre, il regarda le jeune Pascal Cherkaoui auquel il destinait plus particulièrement cette leçon d’histoire :

– Souvenez-vous : quand les régimes communistes se sont effondrés après la chute du mur de Berlin, nos amis allemands – encouragés par les États-Unis – ont proclamé qu’il convenait d’accueillir au plus vite ces peuples dans la Communauté. La presse a renchéri comme s’il s’agissait d’une évidence. Puis les nouveaux dirigeants de ces pays eux-mêmes ont fait comme si la question ne se posait pas, comme s’ils avaient subi une injustice historique et qu’ils devaient prendre rapidement et pleinement leur place dans l’organisation européenne.

On avait oublié ces détails d’histoire étudiés à l’école, mais les souvenirs se firent plus précis quand Daniel rappela:

– C’est alors que Mitterrand, déjà malade et proche du départ, a opposé un refus ferme au chancelier Helmut Kohl. On risquait, disait-il, de déséquilibrer l’Europe par un élargissement hâtif qui transformerait la communauté en fourre-tout. Il ne fallait pas tomber dans le piège américain. L’Europe n’était pas un droit mais une entité fondée sur des règles. Les pays de l’Est devaient d’abord s’unir et se développer pour atteindre un niveau économique comparable à celui de l’Ouest. Alors, ils pourraient, individuellement, solliciter l’entrée dans l’Union, sous réserve d’en partager les principes.

– Une évidence, non ? remarqua Mélanie.

– Ça ne l’était pas pour tout le monde. D’ailleurs, les relations se sont tendues entre la France et l’Allemagne. Les pays concernés, spécialement la Pologne, ont crié au scandale. Certains responsables, à Washington, les ont même invités à rejoindre les États-Unis faute d’adhérer à l’Europe. On se rappelle aussi comment Gorbatchev, à Moscou, a balayé cette hypothèse tandis que beaucoup redoutaient une nouvelle guerre froide.

Daniel avala une gorgée avant de reprendre:

– Pourtant, Mitterrand est resté ferme. Puis d’autres États, l’Italie, l’Espagne, ont fait bloc autour de

lui, comme si l’Europe, pour la première fois, s’affirmait sur la scène diplomatique.

– Et c’est pourquoi le président polonais nous parle en français ? interrogea Martin.

– Un peu de patience, reprit Daniel. N’oublie pas la seconde étape, cinq ans plus tard, quand les États-Unis ont lancé cette guerre au Proche-Orient. Officiellement, la Pologne et ses voisins désiraient toujours rallier l’Union. Pourtant, dès que les Américains ont constitué leur prétendue coalition de paix, ils ont fait allégeance à Washington et envoyé des troupes… C’est alors que le président Chirac, opposé, comme le chancelier allemand, à toute participation au conflit, a prononcé sa fameuse déclaration : « Quand on veut rejoindre une famille, on commence par être poli, par écouter ceux qui en font partie et par accepter les règles qu’ils ont fixées ! »

– On ne saurait dire mieux, observa Mohammed.

– Si tu avais entendu, pourtant, les bordées d’insultes dans la presse, y compris française, contre ce président, accusé d’arrogance!De leur côté, les faucons états-uniens ont tenté d’opposer une « vieille Europe » coincée et une « nouvelle Europe » pro-américaine !

Daniel en arrivait aux conséquences de sa démonstration:

– En tout cas, Chirac ne s’est pas démonté. Il a repoussé sine die l’adhésion de ces candidats qui agissaient comme des agents de l’étranger. S’il avait cédé, l’élargissement aurait suivi et l’Europe serait devenue un ensemble hétérogène en matière de droits sociaux, de salaires, de fiscalité. Une concurrence malsaine se serait installée entre les nations et leurs forces productrices, conduisant au nivellement par le bas. L’Europe aurait fini par se confondre avec l’Otan. Les Allemands auraient continué à jouer double jeu. Les pays de l’Est et de la Baltique auraient attisé les tensions avec la Russie, tout en imposant l’usage de l’anglais, comme ils le faisaient déjà dans toutes leurs communications. Les Britanniques auraient achevé de dénaturer cette Europe qu’ils considéraient comme une simple zone commerciale. Fort heureusement, ils s’apprêtaient déjà à quitter le navire.

– Quelle vision apocalyptique, prononça Martin, incrédule.

Sur l’écran, le président polonais poursuivait, en français, son discours de remerciement à l’UE qui allait l’accueillir au sein de ses institutions en cette année 2020. Telle était l’issue d’un long processus ralenti par le farouche tempérament de ce peuple souvent martyrisé. Les choses avaient été plus simples avec la République tchèque et la Hongrie, ralliées à l’Union depuis plusieurs années, cependant que d’autres nations comme la Bulgarie, la Roumanie ou la Serbie avaient rejoint l’alliance orientale parrainée par la Russie. Du coup, la Pologne s’était retrouvée seule dans sa prétention à devenir à la fois européenne et américaine, puis elle s’était résolue à adopter les règles communes.

L’Hexagone à la mode Le monde changeait. La montée en puissance de la Chine rebattait les cartes planétaires. Mais l’Europe, par sa prospérité économique autant que par le modèle qu’elle offrait (son système social protecteur, sa diplomatie équidistante entre l’Est et l’Ouest), avait acquis une profonde influence internationale. Prenant acte de ces évolutions, le nouveau président américain avait décidé, en 2016, de dissoudre une Alliance atlantique dépourvue de toute signification. Les responsables asiatiques en voyage d’affaires mettaient, eux-mêmes, un point d’honneur à négocier en français, en allemand ou en espagnol; car la promotion du plurilinguisme à l’échelle planétaire était une des règles d’or de la politique bruxelloise. La télévision en donnerait un autre exemple, ce soir même, avec le concours Eurovision au cours duquel chaque pays illustrait sa langue et son style. Mieux encore, la France, pour avoir inspiré ces évolutions, était devenue le pays à la mode. Même les habitants des anciennes colonies, tout comme les jeunes français issus de l’immigration, avaient à cœur de souligner leur attachement à sa culture, jusque dans le choix des prénoms pour les enfants.

Du haut de ses 10 ans, le jeune Pascal Cherkaoui en était l’incarnation. Passionné par cette leçon d’histoire, il lançait vers Daniel un regard brillant tandis que Mohammed remettait une tournée. Sur l’écran, le président du Parlement européen remerciait à son tour, en italien, le président d’une Pologne devenue membre de l’Union européenne.

Lire aussi :

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.