Culture – Beethoven, le tout premier artiste Par Benoît Duteurtre dans Marianne du 28 octobre 2016

Le mythe du compositeur moderne doit beaucoup à la personnalité de Beethoven, évoquée dans une belle exposition à la Philharmonie de Paris.

Sans Beethoven, on ne parlerait pas d’histoire de la musique. Avant lui, les compositeurs étaient de bons artisans ; les modes se suivaient, chacune balayant la précédente ; mais l’idée que l’art forme un mouvement continu, tendu vers une quête supérieure, n’avait guère de sens. Tout a changé à Paris, dans les années 1830, quand le chef d’orchestre Habeneck a entrepris de diriger les symphonies du compositeur, disparu en 1827, avec un soin d’interprétation jusqu’alors inconnu. Véritable révélation pour les jeunes romantiques, ces concerts allaient donner à la création une impulsion nouvelle : celle d’une aventure collective et quasi métaphysique. Berlioz resterait subjugué par cette bible que représentaient les neuf symphonies. Wagner, installé à Paris, se souviendrait plus tard : « Lorsque j’entendis, en 1839, cette Neuvième Symphonie, les écailles me tombèrent des yeux. »

Son œuvre allait naître de ce choc. La musique, désormais, serait une marche en avant, conduite par une lignée de conquérants. Ils s’inspireraient les uns des autres sans jamais oublier la figure tutélaire de Beethoven, « le Vieux » , comme disaient les élèves du Conservatoire dans les années 1900.

L’exposition consacrée à ce « mythe » nous le rappelle : Beethoven n’a pas seulement inventé l’Histoire. Il a aussi inventé l’artiste : ce solitaire farouche, réfractaire à toutes les pressions sociales. Le statut de ses grands prédécesseurs était tout autre : Haydn, musicien au service des princes ; Mozart, osant s’affranchir de cette tutelle, mais en quête perpétuelle d’argent et de reconnaissance… Beethoven, lui, ne sera jamais compositeur de cour. Mieux encore : il regardera l’aristocratie de haut. Quelques princes se presseront même auprès de lui pour soutenir son génie. De son vivant, il est déjà une légende, lançant ses formules de misanthrope, tout entier tourné vers sa propre création : « J’aime mieux un arbre qu’un homme. » Après avoir soutenu le révolutionnaire Bonaparte, il s’oppose à Napoléon avec son fameux « Il deviendra un tyran » . Surtout, la surdité parachève son image d’individu luttant contre la fatalité, illustrée par l’extraordinaire énergie de sa musique. Les portraits du compositeur renforceront cette vision de l’artiste échevelé, défiant le destin, jusque dans son masque mortuaire, dont les innombrables reproductions se propageront durant tout le XIXe siècle.

Du mythe, on glisse facilement aux clichés qui voudraient faire de Beethoven un incompris – lui qui jouissait pourtant, de son vivant, d’une grande notoriété dans l’Europe entière. La Belle Epoque cultivera l’idée que cet artiste, poussé par une exigence toujours plus aiguë, aurait livré la quintessence de son art dans ses derniers quatuors, dont l’écoute quasi religieuse faisait « bomber le beau front » de Mme Verdurin. Certains, comme Debussy, s’agaceront de cette littérature et dénigreront « le grand sourd » , ajoutant que « voir le jour se lever est plus utile qu’écouter la Symphonie pastorale » . Beethoven, au XXe siècle, connaîtra des éclipses. Notre époque préfère les compositions gigantesques de Bruckner ou de Mahler… Qu’importe, puisque les neuf symphonies de Mahler, comme les neuf de Bruckner – ni l’un ni l’autre n’ayant pu dépasser ce chiffre symbolique -, nous renvoient au mythe créé par Beethoven au début du XIXe siècle, et à ce fabuleux créateur qui leur a permis de voir le jour.

 

Benoît Duteurtre

 

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