Benoît Duteurtre: bienvenue en Corée du Centre!
Les derniers contours en date du totalitarisme soft des démocraties de marché
Le dernier roman de Benoît Duteurtre, En marche !, dessine avec virtuosité les derniers contours en date du totalitarisme soft des démocraties de marché et nous emmène dans un voyage terrifiant et drôle en Rugénie.
On sait qu’Emmanuel Macron n’accorde plus d’entretien aux journalistes le 14 juillet. Le président, pour justifier cette décision, argue de « sa pensée complexe » et renvoie dans les ténèbres extérieures les citoyens incapables de saisir les subtilités dialectiques du « en même temps », devenu le mantra du nouveau pouvoir.
Pour le coup, un président ne devrait pas dire ça. C’est le privilège des bons écrivains, la pensée complexe. Et Benoît Duteurtre, critique aigu et subtil de notre démocratie spectaculaire, le prouve à chaque livre. Autant un homme politique a le devoir d’envoyer des signaux clairs, explicites, qui permettent de le situer à droite ou à gauche pour éviter de nourrir la confusion chez les électeurs, autant l’écrivain doit éviter de se ranger derrière un étendard idéologique et s’efforcer de rester insaisissable, attaquant là où on ne l’attend pas, changeant sans cesse d’angle de tir, comme un sniper dans les ruines de la modernité. Bref, à chacun son job.
Mais l’époque exige que l’on produise ses papiers d’identité à tout moment. Cela fait un bout de temps, maintenant, que Benoît Duteurtre a égaré les siens. C’est sans doute pour cela qu’il est suspect. On l’a plusieurs fois, ces dernières années, enrôlé dans la cohorte hétéroclite des néo-réacs. On lui a reproché d’aimer l’opérette plutôt que Pierre Boulez, les œufs mayonnaise plutôt que les bars à eaux, la DS d’un de Gaulle ressuscité, comme dans Le Retour du Général, aux trottinettes des Cyber Gédéon et des Turbo Bécassine, chers au regretté Gilles Châtelet dans Vivre et penser comme des porcs. On lui a reproché, surtout, sa foi dans le roman comme dernier espace de liberté de notre temps, sa virtuosité à raconter des histoires là où d’autres, par un néo-académisme nombriliste, ne veulent ou ne peuvent plus que parler d’eux-mêmes dans des autofictions qui suintent à l’occasion le mépris de classe, façon Édouard Louis ou Christine Angot. Cela explique pourquoi Benoît Duteurtre, malgré un prix Médicis en 2001, reste subtilement marginalisé. Il a pourtant eu des parrains illustres, des esprits rebelles qui ont signalé la pertinence de cet écrivain aussi à l’aise dans le conte philosophique (La Petite Fille et la Cigarette), la dystopie orwellienne (La Cité heureuse) que dans l’évocation autobiographique (Les Pieds dans l’eau, L’Été 76) : Guy Debord, Philippe Muray ou encore Milan Kundera, excusez du peu, ont fait l’éloge de Benoît Duteurtre. Mais cela, manifestement, ne suffit pas, ne suffit plus…
Le dernier roman de Duteurtre, En marche !, ne va pas arranger les affaires de notre sympathique suspect. A-t-on idée, aussi, de donner comme titre à un roman le nom du parti présidentiel pour ensuite mieux égarer le lecteur dans un voyage en Rugénie, un ancien pays de l’Est qui postule à l’entrée dans l’Union européenne, ce nirvana post-historique promettant le bonheur des peuples grâce à l’économie de marché, le développement durable et la tolérance obligatoire ? Duteurtre chercherait des ennuis qu’il ne s’y prendrait pas autrement. D’autant plus qu’il flotte sur En marche ! une ironie swiftienne, un pur plaisir de raconter et une bonne humeur affligée devant les désastres en cours. C’est que Duteurtre, contrairement à Houellebecq dont il est l’ami, n’est jamais dépressif, méchant ni même cruel. Ses personnages font au contraire des efforts sincères pour se sentir bien, pour s’adapter aux changements exigés par la société, pour suivre les modes philosophiques, économiques, hygiéniques et morales du moment, bref pour prendre le train de la modernité « en marche » et rester, toujours, dans la ligne du Parti unique européen où il faut être libéral et en même temps solidaire, partisan de la croissance et en même temps écologiste, où il faut déréguler l’économie et en même temps réguler les comportements, comme l’a si bien théorisé le grand économiste rugène, Stéphane Gloss, dans son ouvrage fondateur de la Rugénie postcommuniste, La Globalisation heureuse : « Une économie ouverte et une vie réglementée, non au sein du cadre archaïque de la nation, mais par l’ensemble des peuples attachés à ses enjeux : libérer le marché pour la prospérité de tous ; combattre les mauvaises habitudes de consommation et d’hygiène ; respecter les choix des individus et ceux de leurs communautés fondées sur des spécificités religieuses, sexuelles ou autres afin qu’elles se juxtaposent au lieu de se combattre. »
Le personnage de Duteurtre, malgré sa bonne volonté, voire son enthousiasme, finit toujours par craquer, écartelé par ces injonctions paradoxales et insoutenables dans la vie quotidienne. C’est le cas de Thomas, jeune député d’En avant !, qui sera le personnage principal du roman. Thomas a fait de bonnes études, il s’est intéressé à la psychanalyse et à Hannah Arendt et se méfie autant des noirceurs de l’inconscient que de la bête immonde dont le ventre est toujours fécond. À notre vieux pays, bien trop vertical à son goût, il voudrait substituer des communautés en réseaux. Il critique le progrès, mais pas trop, car tout de même, le progrès permet à chacun « d’acheter un complet Zara, d’avoir son téléphone et de voyager en avion ». Bien sûr, ce dernier point laisse une empreinte carbone désastreuse, mais il suffit de prendre l’exemple rugène où l’on diminue la pollution en recyclant en énergie propre les flatulences bovines. Thomas va donc aller voir cette Rugénie dont tout le monde parle, îlot de bonheur écologique dans une Europe centrale populiste, exemplaire sur des sujets aussi essentiels que les avancées des droits LGBT, l’éradication de l’automobile dans Sbrytzk, la capitale rugène, ou le harcèlement sexuel clairement défini puisqu’il commence, comme l’apprendra à ses dépens notre héros, dès que vous souriez avec bienveillance à une femme voilée.
Duteurtre, décidément, aggrave son cas. Le lecteur de droite va applaudir, le lecteur de gauche va gémir, à moins que ce ne soit le contraire. Alors qu’on veut nous vendre ces temps-ci un nouveau clivage entre progressistes et nationalistes en ne laissant aucun espace entre les deux, En marche ! est un roman ouvertement voltairien qui refuse les deux mâchoires de ce piège mortifère, tout en rendant très réaliste cette Rugénie par un talent de conteur capable en deux ou trois touches de nous faire vivre dans ce pays de cauchemar qui est pourtant notre présent à peine diffracté.
En marche ! ne donne aucune leçon, ne propose aucune solution. Duteurtre a compris que ce n’est pas le rôle du roman. En revanche, il a aussi compris que le roman peut dessiner les contours des enjeux comme le géographie dessine les contours d’une frontière. Par exemple, on sait qu’il y a une Corée du Nord et une Corée du Sud. Avec la Rugénie, on sait désormais qu’il y a une Corée du Centre.
Jérôme Leroy
Benoît Duteurtre, En marche !, Gallimard, 2018.