Benoît Duteurtre, La Rebelle, Philippe Muray, Marianne, 4 septembre 2004

Portrait d’une midinette de la rébellion

 

La rébellion, c’est l’école de la louange et de l’action de grâces. C’est, sous les apparences farouches du mécontentement absolu envers toutes les conditions existantes, la forme d’approbation la plus efficace de ces mêmes conditions. C’est le vaudeville des impostures contemporaines où le non qui résonne sans cesse, au milieu des flammes d’une révolution devenue jeu vidéo, est mis au service d’un oui tout-puissant et silencieux. La rébellion, c’est le savoir-vivre de notre époque, où il est de loin préférable, si on ne veut pas se faire remarquer, de se promener avec un drapeau noir, le poing levé et la bouche écumante de slogans incendiaires. La rébellion, c’est l’école des sentiers battus qui se prend pour le chemin des écoliers. C’est le langage de l’entreprise qui se veut moderne, le ressort du développement qui se veut durable et la clé du succès.

La rébellion, à la Cogeca (Compagnie générale de câblage), puissant groupe de communication et théâtre dans lequelles personnages du roman de Benoît Duteurtre se débattent sous le portrait omniprésent d’Arthur Rimbaud, Big Brother aux semelles de vent pour Grand Soir embaumé de stock-options, a une héroïne vibrante, sérieuse, inlassable : Éliane Brun, journaliste de choc, animatrice sur l’Autre Canal des « Rebelles » justement, elle-même rebelle innée autant que professionnelle, dont l’ascension puis la chute forment l’axe du livre. La rébellion est une habitude qui se contracte tôt, presque une routine de naissance : on a toujours été révolté contre l’injustice. La rébellion est un pli que l’on prend tout petit.

Éliane Brun a attrapé la rébellion très jeune. Dans sa tête ambitieuse et naïve, rébellion et innocence sont synonymes. Payée à prix d’or par la Cogeca pour innover dans la fureur subversive et le projet séditieux, elle assume fièrement cette contradiction. L’ennui, c’est que ce n’en est plus une. Éliane, midinette du non radical, ne voit pas que ce non participe du jeu de la domination, un jeu complexe avec baron, bonimenteur, escamotage perpétuel des dés.

Et d’ailleurs il y en a un, de baron, un vrai, dans le jeu truqué d’Éliane Brun. C’est ce Cyprien de Réal, marchand d’éoliennes, c’est-à-dire de vent (mais de vent contemporain autant qu’écologique), mystificateur virevoltant, maître en manipulations et qui sait caresser Éliane dans le sens du poil à gratter, c’est-à-dire accélérer sa frénésie de subversion sans risque, son désir de combattre pour des causes entendues et de fracasser des tabous tombés depuis longtemps. Mais elle-même ne sait rien de tout cela. Elle pousse sa chansonnette éculée contre les détracteurs de l’art moderne et pour les femmes battues comme les personnages de Labiche, sur le devant de la scène, chantent leurs petits
couplets. Sauf qu’elle, hélas, y croit.

Jusqu’à la chute finale. Car Éliane en fait trop. En s’exaspérant, l’idée de justice, tournée à l’obsession, devient meurtrière. La rébellion, c’est aussi l’école ingénue de la persécution. Comme toutes les postures extrêmes et fières de l’être, la rébellion se donne en exemple et cet exemple doit faire loi. Par tous les moyens. La rébellion, c’est l’inquisition restaurée sans le savoir par ceux qui ont horreur de l’inquisition. Dans ce roman qui a l’immense mérite de se dérouler à la même époque que notre époque, tout se passe comme dans la réalité, c’est-à-dire comme en rêve : brusquement les tenailles, les brodequins, la poire d’angoisse, les machines à laver le cerveau, tout est de nouveau en
place. Le lynchage est de retour, mais désormais télévisé.

Dans « La chasse aux sorciers », sa nouvelle émission, Éliane traque les méchantes et méchants calibrés par l’esprit du temps, les machistes, les bourgeois étriqués, le pape, la droite en général, les homophobes, la famille. Une vieille réactionnaire en meurt. Crise cardiaque. Comme nous ne sommes pas encore dans un monde parfait où pareil incident devrait n’être considéré que comme la
conséquence malheureuse, mais insignifiante, d’un juste combat, la rebelle va le payer cher. Le livre se termine sur l’île d’Yeu et atteint au sublime. Éliane a tout perdu. Elle fait face à la tombe de Pétain. Elle la défie. Elle crache dessus. La rébellion a toujours le dernier mot.

Philippe Muray

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