Journal d’un goujat, french buddy
Deux potes ? C’est toujours la comédie.
Je ne sais pas pourquoi, mais la représentation d’une union de deux mâles, comme dans les buddy movies, est le plus souvent drôle et un peu ridicule. Je ne parle pas de Batman et Robin – le maître avec son jeune assistant éberlué – ni d’un couple homosexuel, qui souvent prend forme dans le lit, et, si ça dure, culmine avec l’achat de sa maison et l’adoption de deux pékinois. Je parle de deux égaux, passionnés l’un pour l’autre, mais qui ne baisent jamais. Laurel et Hardy ou Bouvard et Pécuchet. Ou mon très bon ami l’écrivain Benoît Duteurtre et moi. Comme n’importe quelle autre partie à deux, notre amitié est une sorte d’abri contre un monde absurde, qui, encore et toujours, ramasse la mise. (Rires préenregistrés, s’il vous plaît.)
Pour Benoît Duteurtre et moi, ce monde impitoyable est la modernité, y compris le monde moderne de l’édition. Le défi consiste à opposer notre humeur mordante à cette dynamique en cours. Et les rires ? Ils viennent pour la plupart des romans de Benoît, qui bombardent toutes les faces du défilé de vanité contemporain et utilisent comme exemples des faits divers quotidiens qui peuvent conduire un homme qui ne cherche qu’à fumer une clope jusqu’à sa mise à mort (La Petite Fille et la cigarette), ou forcer un abonné d’une société de téléphonie à parcourir un labyrinthe surréel de bureaucratie capitaliste et kafkaïen (Service clientèle).
J’ai vu Benoît Duteurtre pour la première fois dans les années 1990, à New York, quand il a demandé à me rencontrer parce qu’on avait été publiés dans le même magazine marginal et « cool ». « C’est un gentilhomme », me suis-je dit, dès notre première rencontre. Il portait un veston – de ceux qu’il continue à porter. Est-ce que c’était méchant de ma part d’inviter immédiatement ce monsieur bien habillé dans le bar le plus déglingué et le plus louche de Times Square, où des gigolos des classes dangereuses dansaient pour la clientèle, uniquement vêtus de strings encrassés ? Pas vraiment. Pendant toute cette époque, j’étais accro à ce type d’endroits, et je n’avais pas d’autres sources de divertissement pour les visiteurs étrangers.
Bien habillé ou non, Benoît a adoré ces bouges et était même prêt à me suivre (seulement pour regarder) dans les boîtes d’afters, où les fumeurs de crack portaient des flingues et vendaient leur chair dans les toilettes. C’est pendant ces excursions que j’ai découvert le voyeurisme percutant et l’ironie hilare de ce mec : « Bruce, regarde l’étreinte de ce danseur et de ce vieux monsieur qui est au septième ciel parce qu’il ne peut pas voir derrière sa tête, où les mains du petit sont en train de compter le montant du tarif pour la nuit. »
Rétrospectivement, c’est un coup de chance que je n’aie pas rencontré Benoît à Paris, mais à New York, qu’il visitait souvent à cette époque. Cela nous a donné l’opportunité de mettre au point une amitié naturelle, sans heurts et sans autres considérations, rythmée par d’innombrables fous rires. Trois ou quatre années après, à Paris, j’ai visité son appartement sur l’île de la Cité, et j’ai remarqué une photo d’un monsieur un peu âgé, qui se tenait très droit et portait une queue-de-pie. « C’est qui ? » ai-je demandé. « Mon arrière-grand-père, René Coty », a-t-il répondu, souriant. « Ouah ! C’est presque comme si je connaissais des Kennedy aux États-Unis ! », je me rappelle avoir pensé en silence. (Ne riez pas, s’il vous plaît, je ne suis qu’un Américain naïf.)
Ma découverte du pedigree de mon ami n’a pas changé quoi que ce soit entre nous, sauf que, progressivement, j’ai appris à connaître beaucoup de nouveaux côtés de Benoît : son goût pour la musique et son talent pour le piano, ses amis sophistiqués et charmants, comme Leslie Caron, Claude Arnaud ou Bernard Minoret, les gens qui symbolisent pour moi l’attrait du vieux Paris. Mais j’ai aussi rencontré un tout autre Benoît, qui n’était pas du tout mondain, quand
il m’a invité en Normandie: un Benoît pastoral, qui aimait la compagne tout autant que Paris, qui adorait se balader sur des chemins verdoyants et qui pouvait se baigner sans problème dans les eaux les plus glaciales du monde. Un Benoît qui sera toujours mon abri contre toutes les conneries de notre époque, ainsi qu’un ami qui est aussi bien dans sa peau avec les homeboys de New York qu’avec les vaches d’Étretat.
Bruce Benderson est écrivain. Il vit à New York. Dernier ouvrage paru : Transhumain (Payot, 2010).
PHOTO : Bruce Benderson.