Benoît Duteurtre : « Il y a une contradiction fondamentale entre le néolibéralisme et certaines valeurs qu’il prétend défendre »
Romancier et essayiste, Benoît Duteurtre est l’auteur de près d’une trentaine d’ouvrages. Il est lauréat de plusieurs prix, dont le Médicis et celui de la nouvelle de l’Académie française. L’écrivain vient de publier cette rentrée En Marche ! Conte philosophique. Nous l’avons rencontré chez lui pour discuter de ce roman.
Thomas est un jeune député pétri de bonnes intentions. Cultivé et brillant, quoiqu’un peu naïf, il entreprend un voyage en Rugénie, pays de ses rêves. Située en Europe centrale, la petite nation a connu un vaste mouvement de réformes, inspiré par Stepan Gloss, économiste vedette, un temps exilé aux États-Unis. Celles-ci combinent une libéralisation de l’économie – avec une privatisation extrême des anciens services publics –, une grande régularisation “progressiste” des comportements individuels – afin de combattre le racisme, le sexisme, l’homophobie – et des mesures écologiques. Ce paradis libéral et progressiste va vite se révéler être un enfer autoritaire et inégalitaire. Entretien avec Benoît Duteurtre, auteur d’un excellent roman, très drôle.
Le Média : Pourquoi avoir intitulé votre livre En Marche ! ?
Benoît Duteutre : J’ai écrit ce livre, pour l’essentiel, bien avant l’élection d’Emmanuel Macron, durant l’été 2016. Le mouvement En Marche existait déjà, mais le livre ne s’appelait ainsi. Je voulais plus un titre à la Tintin, type Thomas en Rugénie ou Thomas et les mystères de la Rugénie. C’est un conte philosophique au sens voltairien du terme, mais cela peut presque se rapprocher de la bande-dessinée. Une fois le livre achevé, alors que je n’avais pas de titre définitif, En marche !, m’est apparu comme une évidence. D’abord parce que Macron avait gagné. D’autre part, mon personnage marche beaucoup dans le pays qu’il découvre, dans les villes, dans les campagnes, etc. Enfin, peut-être le plus important, il y a dans le profil sociologique du héros, Thomas, quelque chose qui ressemble un peu au nouveau pouvoir qui nous gouverne. Il s’agit de jeunes technocrates d’assez haut niveau, d’origine bourgeoise, plutôt acquis à la mondialisation et qui pensent avoir les solutions pour résoudre tous les problèmes de la France. Ils sont probablement sincères dans leurs convictions mais se heurtent à une forme de réalité plus compliquée.
Justement, dans votre livre, Thomas est issu de la « société civile », il appartient à un mouvement qui s’appelle « En Avant ». Tout semble indiquer que ce livre a été écrit après l’élection de Macron et décrit la nouvelle Assemblée nationale….
Je vous confirme qu’il a bien été écrit avant. J’avais sans doute déjà en tête ce mouvement que Macron avait déjà lancé et ce côté : « Nous sommes jeunes, riches, intelligents et nous allons réformer la France, pour son bien. » Je suis sûr qu’ils sont sincères, même si je pense qu’ils ont tort. Du coup, ça allait bien avec l’idée d’un conte philosophique à la Candide, car il faut que le héros soit un peu naïf.
Dans votre livre, la Rugénie est le paradis du libéralisme, économique, mais aussi sociétal. C’est un peu Jean-Claude Michéa en roman…
Pour vous dire la vérité, j’ai beaucoup d’admiration pour Jean-Claude Michéa, mais je ne suis pas un spécialiste de son œuvre. J’ai lu deux livres de lui, dont Impasse Adam Smith (Climats, 2002), que j’ai beaucoup aimé, il y a longtemps. Je crois que ce qui compte dans le monde intellectuel et littéraire, c’est qu’il y a des coïncidences et des courants qui se rapprochent. J’ai aussi souvent été comparé à Philippe Muray. Certains disent qu’il m’a inspiré : il était plus âgé que moi, très brillant et je l’aimais beaucoup. Je l’ai rencontré dans les dernières années de sa vie. Mais il ne m’a pas inspiré, c’est juste que nous arrivions aux mêmes observations. Ce que j’aime bien chez Michéa comme chez Muray, c’est que ce sont des intellectuels qui partent du concret. Ils ne plaquent pas le réel sur leurs idéologies, mais font l’inverse.
Nous sommes aujourd’hui en pleine montée des régimes autoritaires et illibéraux. Pensez-vous réellement qu’un libéralisme intégral, comme celui de la Rugénie, est encore un danger ?
Je pense qu’il y a d’abord une contradiction fondamentale entre le néolibéralisme et certaines valeurs qu’il prétend défendre aujourd’hui, notamment dans le domaine écologique. Je me moque beaucoup de la langue de bois dans ce qui est appelé le « développement durable ». Mais je pense que le néolibéralisme, ou autant dire le capitalisme revitalisé, est incompatible avec la préservation de la planète. La politique des transports de Macron est frappante de ce point de vue. C’était le cas lorsqu’il était ministre de l’Économie et avait favorisé les autocars au détriment du train. Là, avec la réforme ferroviaire c’est encore plus frappant. Quand des gouvernements successifs se réclament d’une responsabilité environnementale, passée par le Grenelle de l’environnement, et en même temps privatisent à tout va le système des transports, avec les catastrophes que cela induit, au lieu d’avoir une politique très volontariste pour développer les transports publics, la contradiction est flagrante. Nous sommes au cœur du « en même temps », mais dans ce qu’il a d’incohérent. En ce sens, le néolibéralisme est dangereux. Enfin, dans nos sociétés, il y a aussi ce que j’essaie de mettre en scène à travers les théories de Stepan Gloss. Nous y trouvons un mélange entre une espèce de liberté absolue de l’économie, de la finance et des marchandises, combinée à une réglementation de plus en plus stricte des libertés individuelles. Nous le voyons dans la sécurité, l’hygiène, la sexualité, etc.
C’est ce que Philippe Muray appelait « l’envie du pénal »…
Exactement. La Rugénie est un monde que je crée à partir de toutes ces réflexions, en concentrant toutes ces choses diffuses dans nos sociétés.
Le libéralisme possède une tendance autoritaire selon vous ?
Pas forcément. Je ne crois pas que les libertariens soient des gens portés vers l’autorité. Il existe des courants divers dans le libéralisme. Je suis un grand fan de South Park. Il paraît que ce sont des libertariens qui font cela. Je ne crois pas qu’il y ait chez eux une quelconque envie du pénal. Mais le néolibéralisme tel qu’il se développe en Europe et en France a effectivement quelque chose d’autoritaire, sur ce que nous avons le droit de dire ou de penser. Il est inquiétant.
On parle beaucoup du « politiquement correct ». Il semble pourtant qu’en France, il correspond plus aux années 1990 et au début des années 2000. Aujourd’hui, des personnalités comme Natacha Polony, Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq ou encore Élisabeth Lévy ont largement voix au chapitre. Il existe d’autres discours…
Certes, mais on voudrait nous faire croire qu’ils sont dominants. Je n’y crois pas. J’écoute beaucoup la radio, je regarde la télévision. Je ne citerais pas dans les détails, mais sur certaines chaînes publiques, tout le monde pense à peu près la même chose. Et il ne s’agit pas du tout des idées d’Eric Zemmour, Élisabeth Lévy, Natacha Polony, ou Jean-Claude Michéa, dans leur diversité. C’est carrément le contraire. Il y a une presque unanimité. Eux peuvent polémiquer sur un certain nombre de sujets et tant mieux – qu’on soit d’accord ou pas avec eux. Mais aucun ne représente le discours dominant.
Dans votre roman vous vous moquez un peu du discours écologique, notamment avec l’interdiction des voitures à Sbrytzk, la capitale de la Rugénie. Mais quand on observe certains épisodes de forte pollution, à Paris notamment, ne peut-on pas penser qu’il est nécessaire ?
Je crois en la nécessité de limiter le trafic automobile dans les grandes villes. J’ai même écrit un petit essai il y a bien longtemps, Le grand embouteillage (2002, éditions du Rocher) sur le sujet. Mais la question n’est pas là. Il y a un décalage entre le discours et la réalité concrète. Je me suis inspiré de Paris pour la capitale de la Rugénie. Aujourd’hui, Anne Hidalgo prétend défendre la santé des Parisiens et la qualité de l’air. Très bien, j’y suis favorable. Mais je pense que la méthode est totalement ratée. Si le résultat consiste à augmenter partout la densité des embouteillages, à faire remonter au cœur de la ville la circulation qui s’écoulait autrefois sur les voies sur berges, c’est dramatique. Pourtant, Anne Hidalgo continue de nous servir son discours. Il se trouve que j’habite au cœur de Paris et je constate que les embouteillages sont multipliés par dix du côté de Saint-Michel ou de l’Hôtel de ville. C’est un cauchemar permanent ! Je pense qu’il y a une autre manière de faire, plutôt que de brimer les usagers. Il y a autre chose : nous vivons dans une société qui depuis des décennies pousse chacun à tout investir dans sa voiture. Elle diminue notre possibilité de vivre sans voiture. Et tout d’un coup, on dit aux gens : » On va vous empêcher de circuler ! »
Finalement, n’existe-t-il pas un paradoxe écologique : plus on en parle, moins on en fait ?
C’est ce que j’ai essayé d’illustrer en décrivant cette petite ferme [dans la Moyenne-Rugénie rurale dans le roman – NDLR]. Les vaches sont aujourd’hui des coupables désignées du réchauffement de l’atmosphère. Cela m’a beaucoup frappé dans un coin des Vosges où je séjourne régulièrement. Les petites exploitations traditionnelles, qui sont un exemple de développement durable, où tout est recyclé, le tas de fumier, les restes de nourriture donnés aux cochons, le grenier à foin qui crée un isolement naturel, ont quasiment disparu. Là où cela existe encore, des inspecteurs de l’hygiène viennent expliquer aux vieux paysans qu’ils ne sont pas aux normes et qu’ils doivent déconstruire et reconstruire leurs exploitations qui sont pourtant des modèles de développement durable. C’est paradoxal, d’un côté on ne parle que de cela, mais on érige des normes, imposées par les lobbys industriels notamment, qui s’opposent aux exploitations traditionnelles
Un autre paradoxe de notre société qui n’apparaît pas réellement dans votre livre, c’est celui du rapport entre la diversité et l’identité. Dans votre roman, il est question du premier, notamment à travers des championnats de la diversité. Mais au-delà de cela, il semblerait que plus on parle de diversité, d’ouverture et d’antiracisme et plus on observe un repli identitaire et communautaire…
Je la mets en scène à travers effectivement les championnats de la diversité, dans le chapitre consacré au sujet. Mais aussi à travers ces oppositions groupusculaires entretenues et absurdes. C’est par exemple le cas lorsque je parle de la guerre des motards, invités à venir profiter de la montagne et des paysages de la nature, mais qui sont en conflit avec les touristes, qui veulent profiter du calme. Il y a aussi à la fin le conflit entre les piétons et les cyclistes, à propos des trottoirs. Parce qu’il y a une micro-communautarisation des gens qui se déplacent dans la ville, chacun défendant son droit. On y trouve le cycliste, le piéton, le « trottinetteur », comme dirait Muray, qui finissent par se haïr. C’est assez présent en filigrane dans le livre. Je n’ai par contre pas voulu insister sur les identitarismes religieux, ethniques, ou autres. C’est trop dans l’ère du temps.
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Autre chose apparaît dans votre livre : la précarité, notamment à travers les pédaleurs. Ne pensez-vous pas que c’est elle qui fera craquer le néolibéralisme ?
Peut-être. En tout cas, c’est un truc qui me frappe comme une forme de régression sociale très forte. Par exemple, aujourd’hui, au nom de la lutte pseudo-écologique qu’on mène dans les grandes villes, on voit se multiplier partout la livraison à vélo, avec le livreur qui doit grimper des étages. La force physique devient le seul capital d’une génération qui ne peut pas trouver de travail autrement ? On recule dans l’histoire avec cette conception ! Je sais bien qu’aujourd’hui beaucoup de vélos ont des moteurs et les immeubles des ascenseurs, mais pas tous. Il y a une forme de discrimination entre les hommes et les femmes, puisque c’est plus facile pour les premiers. Il y a une profonde régression de survie par les petits boulots. Effectivement, c’est peut-être cela qui va provoquer quelque chose. Mais en même temps, cela a un côté pessimiste, murayien, mais je suis quand même frappé par l’extraordinaire capacité d’acceptation des choses. Quand je vois la condition des banlieusards qui doivent se rendre à Paris – c’est drôle, moi qui ai écrit contre la voiture, je suis pris en pitié pour eux –, j’ai un profond malaise.
Et pensez-vous que la littérature peut être un moyen de prendre conscience de l’horreur de notre monde ?
La littérature doit montrer les choses. Tous ces aspects du monde moderne et les formes d’asservissement qu’il induit sont dilués dans le réel et dans les mille choses qu’on fait chaque jour. La littérature peut mettre la lumière sur des choses que nous ne voyons pas, parce que nous sommes en plein dedans. C’était cela le pari de ce livre, dans sa forme, qui n’est pas le premier que je fais dans cet esprit, comme La petite fille et la cigarette. J’ai pris plein d’aspects un peu fous de notre société et au lieu de les noyer dans la vie quotidienne, je les ai concentrées dans un tout petit pays imaginaire, où toutes les folies de notre société sont rassemblées. Tout d’un coup, on se demande si le monde dans lequel on vit ne serait pas orwellien.
Kévin Boucaud-Victoire