Benoît Duteurtre s’amuse et nous amuse avec un conte philosophique qui interroge malicieusement les poncifs de l’époque.
Le meilleur des mondes.
Dans un roman satirique, drôle et tragique à la fois, Benoît Duteurtre nous fait visiter un pays imaginaire qui ressemble furieusement au nôtre.
C’est un reportage sur un programme de recyclage des flatulences bovines mis en place par le gouvernement qui donne envie à Thomas de visiter la Rugénie, pour s’en inspirer dans son œuvre législative. Le jeune homme de 28 ans vient d’être élu député sur une liste du parti En avant, qui prône « la révolution centriste et écoresponsable ». Or, la Rugénie, petit pays de l’ancien bloc communiste, est désormais une vitrine en matière de modernité. Sur les conseils d’un brillant économiste, le Pr Stepan Gloss, auteur de la Globalisation heureuse, gloire nationale ayant l’oreille du président, le gouvernement rugène a développé une politique radicale fondée sur le triptyque liberté économique-défense des droits humains-protection de la nature.
C’est dans ce pays que nous entraîne Benoît Duteurtre, avec un roman où l’on retrouve la verve satirique de l’Ordinateur du paradis et qui comporte des passages franchement désopilants. Avec sa bonne humeur coutumière, l’écrivain n’en pose pas moins de vraies questions sur révolution de la société rugène, autrement dit la nôtre, où la liberté économique s’accompagne de plus en plus de la réglementation de tous les aspects de la vie quotidienne et où le respect de la « diversité » engendre une forme de chaos social.
À peine débarqué dans Sbrytzk, la capitale, le jeune député prend le métro mais adresse malencontreusement un sourire à une femme voilée… ce qui lui vaudra d’être rappelé à l’ordre par la police pour harcèlement sexuel ! Une assistante parlementaire locale, Kimberly Zbloug, ravie de l’américanisation à marche forcée de son pays, va lui servir de guide pour la visite de ce paradis politiquement correct où le centre-ville est « débarrassé » des voitures mais envahi de toutes sortes de deux-roues en conflit, où des championnats de la diversité permettent à des handballeuses lesbiennes bulgares d’affronter des Koweïtiennes voilées, où des menus « 100 % avoine » ont remplacé le fameux plat traditionnel roboratif à base de cochon, où enfin on ne change plus les serviettes dans les hôtels « écolos ». Pour se venger de cette fin minable de notre civilisation, l’auteur fait surgir une paralytique allemande, d’une méchanceté réjouissante, qui déniaisera le député en lui montrant la réalité d’un pays disloqué par un libéralisme sauvage au masque bienveillant.
Duteurtre est un léger, c’est entendu. Le roman va pourtant progressivement quitter la farce lorsque le gouvernement rugène, pour casser une grève, n’hésitera pas à déclencher une guerre avec le voisin molduve… Et s’il fallait une morale à ce conte philosophique, on la chercherait volontiers du côté du Pr Gloss. Théoricien et promoteur de ce saccage, il vit dans sa belle propriété selon un mode de vie traditionnel et n’applique évidemment pas pour lui les méthodes qu’il recommande aux autres.
Olivier Maulin
« En marche !« , de Benoît Duteurtre,
Gallimard, 224 pages, 18,50 €.
Club VA entretien avec Benoît Duteurtre.
Par Olivier Maulin, 15 novembre 2018
Benoît Duteurtre : “Notre société néo-libérale exerce une tyrannie croissante sur la vie quotidienne”
Le dernier livre du romancier, En marche !, un conte voltairien post-moderne, suit le voyage d’études d’un jeune député français en Rugénie, un petit pays imaginaire de l’ancien bloc communiste, devenu une vitrine du “politiquement correct”. Entretien.
Essayiste, journaliste littéraire, critique musical, producteur et animateur d’une émission sur France Musique principalement consacrée à l’opérette et à la chanson d’avant-guerre, Benoît Duteurtre est également un des plus grands romanciers de notre époque. Ses romans, souvent drôles et pleins de fantaisie, n’en expriment pas moins un certain désenchantement face à une modernité pleine de promesses qui s’est abimée dans le pragmatisme économique et la démagogie « citoyenne ». Il publie aujourd’hui En marche ! (Gallimard), un conte voltairien post-moderne, où l’on suit le voyage d’études d’un jeune député français en Rugénie, un petit pays imaginaire de l’ancien bloc communiste qui est devenu une vitrine du « politiquement correct » en matière de réformes économiques, de défense des droits des minorités et de protection de l’environnement. L’occasion pour l’auteur de passer au scalpel de son humour et de son observation toutes les tares de notre époque.
En décrivant ce pays imaginaire qu’est la Rugénie, chantre du politiquement correct où l’on ne plaisante pas avec la défense des minorités et celle de la planète, on sent que vous vous êtes bien amusé. Pourquoi avoir eu besoin de créer un pays pour exercer votre talent de satiriste ?
D’abord, j’adore le principe voltairien du conte « philosophique » – mais surtout comique – qui consiste à mettre en scène un héros ingénu découvrant avec fraîcheur toutes les horreurs du monde. Depuis longtemps, je voulais en écrire un décalque contemporain et envoyer mon héros en voyage, comme Candide. C’est ainsi qu’il va découvrir la Rugénie, pays imaginaire qui, dans mon esprit, se réfère aussi à la Syldavie de Tintin – mais en version postmoderne.
D’autre part, le fait de concentrer dans ce petit pays toutes les folies de notre époque exerce un effet grossissant. Pour nous, les trottinettes, l’anglais à toutes les sauces, le véganisme, les autocars à la place des trains, la langue de bois du « développement durable », tout cela est dilué dans le réel et presque invisible. Mais en fabriquant une société imaginaire à partir de ces seuls détails, je mets en lumière ce que notre présent a de réellement dingue.
Dans votre tableau de la société rugène, vous soulignez que la liberté économique s’accompagne de plus en plus de la réglementation de tous les aspects de la vie quotidienne, et que le respect des minorités dégénère en guerre de tous contre tous. Vous pensez que ces logiques vont nécessairement ensemble ?
Je ne sais pas si c’est nécessaire, mais c’est ce que j’observe. Bien sûr, il existe certains libertariens radicaux qui sont réellement pour une liberté absolue dans la vie quotidienne comme dans l’économie. Mais dans l’ensemble, il faut bien constater que notre société néo-libérale, favorable à la libre circulation des capitaux et des marchandises, exerce en revanche une tyrannie croissante sur la vie quotidienne. Tyrannie d’ailleurs apparemment justifiée par la bonne cause, puisqu’il s’agit de garantir la sécurité, de protéger les femmes et les enfants, d’assurer l’hygiène, de protéger la planète, de respecter les minorités, etc. Très bien, mais tout cela tend à se traduire par une véritable police des normes et des comportements.
Vous fustigez l’hypocrisie écolo, et notamment ces hôtels qui rechignent désormais à laver les serviettes de leurs clients pour « sauver la planète », et pestez contre la fin des voitures dans les villes. Est-ce qu’au moins vous triez vos poubelles ?
Pas toujours assez sérieusement, je l’avoue… Vous allez dire que je suis passéiste ou parano, mais j’ai parfois l’impression qu’il y a là encore une part d’arnaque. Autrefois, par exemple, les ferrailleurs faisaient le tri des déchets, ce qui représentait pour eux un emploi et une activité. Aujourd’hui on demande aux citoyens de le faire eux-mêmes pour le bien de la planète, et aussi pour le compte des entreprises. En outre la réalité du recyclage n’est pas toujours très glorieuse, quand je vois ces décharges en pleine campagne où chacun vient en voiture déposer ses déchets, quand autrefois un service venait les enlever dans chaque maison. Il y a dans toutes ces évolutions un curieux mélange de progrès réel et de régression qui me fascine.
Le professeur Stepan Gloss, un brillant économiste qui conseille le gouvernement rugène et qui, à ce titre, est à l’origine du saccage « libéral » de la société, vit lui, dans son domaine gérée à l’ancienne, selon un mode de vie traditionnel. Seriez-vous devenu populiste, cher Benoît Duteurtre ?
Le sort qu’on fait à ce mot me le rendrait presque sympathique… En tout cas je voulais que le personnage de Stepan Gloss (un cousin moderne de Pangloss) soit pleine de contradictions, ce qui le rend plus intéressant : à la fois furieusement moderne dans ses théories et conservateur dans son confort personnel. J’ai mis en lui certaines idées que je déteste, mais aussi beaucoup de moi-même. Mais son côté monstrueux apparaît surtout, précisément, quand il incite à entrer en guerre contre un pays voisin, lui-même sous la domination de supposés « populistes », et que les combats qu’il prône au nom du Bien se transforment en véritable bain de sang.
La Rugénie est-elle l’avenir qui nous pend au nez ?
C’est plutôt une libre recomposition de notre présent.