Benoît Duteurtre reçoit le Prix littéraire lorrain Georges Sadler pour « En marche ! » le 20 janvier 2019

ACADÉMIE DE STANISLAS


Séance solennelle de remise des prix du dimanche 20 janvier 2019

Pascal Joudrier et Benoît Duteurtre. Photographie Charles Guérineau
Benoît Duteurtre. Photographie Charles Guérineau

Hôtel de Ville de Nancy

Prix littéraire lorrain Georges Sadler

Présentation du livre de Benoît Duteurtre, En marche!

Se revendiquant comme «conte philosophique», le récit de B. Duteurtre met habilement en œuvre les souples règles du genre littéraire inventé par Voltaire : sous couvert d’un déplacement à l’étranger de son candide héros, le récit devient celui d’un progressif désenchantement, puisque la réalité des faits dément sans cesse l’idéalisme naïf du voyageur, émule des théories néo-libérales, et adepte sincère de la «globalisation heureuse». Précisons d’entrée que «toute ressemblance avec des mouvements, des gouvernements, des personnes, ou des pays européens…» est intentionnelle, mais que ces allusions servent à révéler par la parodie et avec ironie, «sous le voile de la fable», «une vérité fine», sans pesanteur doctrinale nivisée partisane… Il s’agit de littérature, non d’un essai socio-politique.

Thomas, l’anti-héros du récit, est un jeune député français récemment élu de la majorité, plein d’illusions réformatrices : il décide d’aller par ses propres moyens visiter la Rugénie, nouvel état indépendant d’Europe centrale, récemment sorti du joug soviétique, et candidat zélé à l’Union européenne. Par ce voyage d’études, Thomas veut conforter la pertinence et l’efficacité des thèses de son mentor, l’économiste et idéologue Stepan Gloss, dont la Rugénie est le laboratoire : intellectuel proche du pouvoir, Glossa théorisé et promu l’oxymoriquemise en œuvre d’un régime de «libéralisme autoritaire». Selon Gloss et les élites occidentales qui l’approuvent, il faut totalement dérèglementer les échanges économiques et abandonner l’Etat-providence, et en même temps strictement règlementer les pratiques individuelles, au nom de l’éco-responsabilité, des impératifs du «vivre ensemble» et de la sécurité publique. Thomas, notre député bientôt dépité, ingénu en Rugénie, va aller de mésaventures cocasses en déceptions douloureuses : ce «meilleur des mondes possible» s’avère rapidement une insupportable dictature, un Eldorado mensonger et perverti. Le petit pays est mis en coupe réglée par les multinationales, les services publics y ont été liquidés, le bilan écologique est en fait désastreux, les libertés individuelles inexistantes, comme Thomas l’apprend à ses dépens. La parité lui vaut une accusation de harcèlement; la cité sans voitures est bloquée par des embouteillages de vélos et de trottinettes; la langue et les divertissements sont américanisés; la culture rugène, très appauvrie, est folklorisée; le «relais du silence» où Thomas se réfugie est assailli par de bruyantes hordes de motards; le plat traditionnel du pays, à base de viande, est introuvable, au nom des diktats des végans et du tout-bio…

Ce que découvrent Thomas et le lecteur du conte, mi-amusés, mi-désolés, c’est l’envers de cette prétendue modernité, où l’on peut en même temps être éco-responsable et crouler sous les ordures, être droit-de-l’hommiste et liberticide, pacifiste et va-t-en guerre, «écosophique» branché et déculturé… Duteurtre pousse au grotesque les conséquences tragi-comiques de la mise en œuvre autoritaire de la doctrine ultra-libérale. Cette Rugénie, intégrée à la «banlieue universelle» est une «caricature du monde moderne», une douce et insidieuse «machine totalitaire» comme celle qu’Orwell décrivait dans 1984. Que faire alors? Le héros du conte, certes déniaisé, ne propose finalement pas de solution collective : il choisit très égoïstement de rester en Rugénie, mais dans le vaste domaine forestier de son mentor Stepan Gloss, qui précisément n’y applique pas ce qu’il prône et impose aux autres. Ses fermes y sont gérées à l’ancienne, par dérogation aux normes et règlements, et l’agréable jardin final de ce conte est donc un lieu à part, à l’abri de la folie généralisée, où jouir en épicurien un peu honteux de la paix intérieure, entouré de bons livres et de tableaux. Voltaire, vieillissant et réfugié à Ferney, concluait son Candide en 1759 par la célèbre injonction éthique: «il faut cultiver notre jardin». Le jeune Thomas trouve quant à lui une vraie-fausse solution, purement individuelle et pétrie de contradictions : «il faut cultiver sonjardin», et non plus «notre» jardin. Loin de vouloir rester «en marche», ou de militer «en avant», c’est pour lui désormais «en arrière toute», chacun pour soi, et «sauve-qui-peut» !

Comme beaucoup de notre génération, l’auteur a lucidement perdu la foi naïve au progrès continu dans une société de consommation qui, de crises en crises, produit et amplifie le chômage de masse, la régression culturelle, le retour des fanatismes, l’extinction des espèces… Est-ce à dire qu’il n’y aurait plus de salut que dans le repli, la dérision, l’insoumission… et la littérature?

Pascal Joudrier, associé correspondant régional de l’Académie de Stanislas

 

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