Benoît Duteurtre, Livre pour adultes, Christian Authier, L’Opinion Indépendante, 2 septembre 2016

Littérature
Benoît Duteurtre, fidèle à un monde qui disparaît

 

Benoît Duteurtre, Livre pour adulte, Christian Authier, L'Opinion Indépendante, 2 septembre 2016

Dans Livre pour adultes, l’auteur du Voyage en France, prix Médicis 2001, se souvient d’êtres chers et d’un monde en voie de disparition.

Depuis ses débuts en littérature, en 1985, à aujourd’hui et ce vingt-sixième ouvrage prenant place parmi des romans, des récits, des nouvelles et des essais, Benoît Duteurtre né en 1960) arrive à un moment de l’existence qui invite aux bilans, aux regards dans le rétroviseur, à la confrontation avec la mort emportant parents ou proches. C’est d’ailleurs la disparition de sa mère qui inspire à l’écrivain ce Livre pour adultes baptisé «roman», mais qui tient à la fois du récit autobiographique et de l’essai tout en comprenant quelques nouvelles. À la mort de la mère qui acheva ses jours dans l’un de ces «établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes», poussant à «la périphérie des villes, auprès des lotissements et des zones commerciales», «conçus pour une gestion rationnelle et moderne de la fin de nos vies terrestres, répond notamment celle de Madeleine veuve du compositeur Darius Milhaud) qui fut l’intime de Satie, Ravel, Cocteau, Debussy ou Stravinski… Duteurtre la fréquenta au début des années 2000 avant qu’elle ne s’éteigne à l’âge de 105 ans.

Précieuses imperfections

À travers ces décès, finalement dans l’ordre des choses, l’écrivain ressent d’autres chagrins et le sentiment d’assister à la fin d’un monde. Ce sentiment de perte et de déréliction adossé à une vision critique de la modernité n’est pas nouveau chez l’auteur de Tout doit disparaître, Drôle de temps, Le Retour du général, L’Été 76 ou La nostalgie des buffets de gare – autant de titres qui en disent déjà long. Cependant, Livre pour adultes rassemble les obsessions et les thèmes de Duteurtre dans un registre intime, à l’instar des souvenirs de vacances passées dans une maison familiale nichée au coeur d’une haute vallée des Vosges. De l’enfance à l’âge mûr, il y connût «la fréquentation des derniers paysans ou d’artisans promis eux aussi à disparaître tel M. François et sa scierie : «Il vivait avec ses deux soeurs, l’une neurasthénique et l’autre aveugle, si je me souviens. Le peuple de la campagne acceptait ses imperfections comme un des caractères de l’humanité : on y rencontrait des sourds-muets, des boiteux, des idiots, mais aussi quantité de vieux célibataires restés dans cette vallée progressivement dépeuplée.» L’écrivain n’idéalise pas une vie rude, frugale, primitive, où l’ordre social et la religion pouvaient faire sentir leurs pesanteurs, mais il se permet l’audace de ne pas la rejeter en bloc au nom d’un présent mythifié : «cette pauvreté, entre prairie et forêt, était-elle pire que celle des périphéries urbaines, des familles recomposées, de la télé-réalité, du tourisme de masse, de la nourriture industrielle ? Ce monde en vase clos était-il plus mortifère que celui qu’on arpente en voiture, d’une aire commerciale à une autre ? Qui sait ce que nous avons gagné et ce que nous avons perdu ?»

Du peu d’avenir des temps où nous sommes

Des façons ancestrales de vivre et de produire «au pays», d’élever des animaux, de travailler les champs n’ont plus leur place «à l’ère de la production agricole intensive et de la mondialisation des échanges.» Seul le modèle d’une agriculture industrielle, robotisée, répondant aux normes d’hygiène et de rentabilité exigées par une Europe tatillonne paraît viable. Et peu importe que ce modèle furieusement hygiéniste et «finissant par designer tout produit naturel comme intrinsèquement dangereux au nom du principe de précaution produise paradoxalement des scandales sanitaires et alimentaires jamais connus au temps l’agriculture traditionnelle et archaïque… À la dérèglementation économique en outre s’ajoute une réglementation bureaucratique tout aussi destructurante. Avec parfois d’autres angles de tir et d’autres prises que Philippe Muray, Michel Houellebecq, Baudoin de Bodinat ou François Taillandier, mais avec la même acuité, Benoît Duteurtre ne lâche pas son époque, ausculte le réel derrière les discours auto-satisfaits le célébrant. Il examine les contradictions, les illusions, les prétentions, les absurdités de notre temps. Il se fait le révélateur des mutations à l’œuvre au-delà de celles provoquant l’extinction du monde rural car les villes n’échappent pas à l’uniformisation, au sacrifice des petits commerces au profit des enseignes interchangeables tandis que les biens collectifs sont liquidés et privatisés. Il faut s’adapter, aller de l’avant, réformer, bouger. On connaît par cœur le catéchisme des modernes.

Fidèle

«Il y a quelque chose de similaire entre la force de la mort qui nous possède, irrésistiblement, et l’obstination de la société à détruire des équilibres qu’on s’imaginait acquis pour toujours. À certaines époques plus encore qu’à d’autres, on dirait que s’exerce partout cette sombre pulsion qui rase tout ce qui existe pour aller de l’avant. La disparition d’un monde familier s’ajoute ainsi à notre déchéance personnelle et renforce un sentiment de défaite. C’est pourquoi je fixe avec colère les plus désolantes de ces transformations. Parfois, aussi, je songe que cette colère est une forme de sagesse; comme si, l’âge venant, un mouvement naturel de l’âme aiguisait notre antipathie pour les temps qui viennent ceux que nous ne connaîtrons pas) et nous poussait à leur préférer ceux d’où nous venons, même avec leurs guerres et leurs malheurs qui, du moins, nous appartiennent. En ce sens, la destruction des beautés qui nous sont chères n’est pas une entreprise maléfique, mais une subtile mécanique engendrée pour atténuer nos regrets et rendre notre mort moins pénible. Qu’ils continuent donc, qu’ils abattent enfin la dernière ferme. Quand plus rien de tout cela ne subsistera, je disparaîtrai presque sans regret», confie Benoît Duteurtre.

Pour autant, et malgré ses accents funèbres, Livre pour adultes ne néglige pas le rire, la drôlerie, le pas de côté, le goût du détail incongru, à l’image des trois nouvelles qui s’intègrent comme des respirations et qui renouent avec la veine comique de La Petite fille et la cigarette ou L’Ordinateur du Paradis. Surtout, le regard de Duteurtre évoque le croisement entre celui de Sempé et de Raymond Depardon, la rencontre entre la poésie et une sociologie à hauteur d’homme pleine d’empathie envers ceux auxquels elle rend hommage. Enfin, on songe à la mélancolie lumineuse et à la nostalgie d’un Charles Trenet. Quelques vers de sa chanson Fidèle auraient pu d’ailleurs faire une parfaite quatrième de couverture à ce Livre pour adultes aux éclats émouvants : «Je suis resté fidèle à des choses sans importances pour vous (…) Je suis resté fidèle à des lieux et des amis très doux (…) Pourquoi rester fidèle quand tout change et s’en va sans regrets, quand on est seul debout sur la passerelle devant tel ou tel monde qui disparaît, quand on regarde tous les bateaux qui sombrent emportant les choses qu’on espérait».

Christian Authier

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