Benoît Duteurtre, L’Ordinateur du paradis, Jérôme Béglé, Le Point, 12 août 2014

Rentrée littéraire : pour Duteurtre, l’enfer, c’est le paradis

 

Benoît Duteurtre croque dans « L’Ordinateur du paradis » une société conformiste qui a renoncé à la vie privée et à l’originalité. Effrayant, mais amusant…

Simon est haut fonctionnaire. Il est rapporteur de la Commission des libertés publiques. Il surveille et prend position dès qu’une inégalité est constatée. Un jour, invité d’une émission de radio, il a hors antenne une déclaration malheureuse aussitôt relayée sur Internet : « La cause des femmes ! La cause des gays ! J’en ai marre de ces agités qui s’excitent pour des combats déjà gagnés… » Peu importe que la phrase suivante vienne préciser son propos : « Il vaudrait mieux se battre pour la femme et les gays d’Arabie saoudite », le politiquement correct l’a cloué au pilori… Son ministre de tutelle réclame des excuses. Quelques jours plus tard, un dérèglement généralisé de la Toile révèle les petits secrets des utilisateurs, provoquant de nombreux scandales. Simon espère passer entre les gouttes et que l’on ne reparle plus de son « dérapage ». Mais les associations en tous genres ne relâchent pas leur pression…

Vive l’enfer
Lorsqu’il décède, le fonctionnaire doit convaincre le tribunal céleste qu’il mérite de gagner le paradis, et non de rôtir en enfer… On lui ressort une quantité de péchés véniels rendus mortels par une société et désormais un Dieu gagné par le conformisme et la bêtise. Simon ira donc là où nous redoutons tous de finir…, sauf que cet enfer-là ressemble pour lui à un paradis où les normes, le progrès et la modernité n’ont pas franchi les portes.

Benoît Duteurtre adore les contes satiriques pour se moquer du monde tel qu’il va (mal). L’Ordinateur du paradis est dans la veine du Retour du Général, de La Rebelle, ou de Service clientèle. Au début, on croit que tout est outré et exagéré. Puis, peu à peu, on réalise que cet enfer-là n’est pas pour les autres, mais qu’il ressemble furieusement au nôtre.

Jérôme Béglé

 

DÉCOUVREZ un extrait de L’Ordinateur du paradis (p. 118-123) :

– Vite, suivez-moi, il veut vous voir !

Ce mystérieux « il » semblait désigner une force supérieure ; une force à laquelle ni lui ni moi ne pouvions résister, et qu’on ne pouvait faire attendre un seul instant. J’avais même l’impression que le désir de me voir, manifesté par cette entité mystérieuse, m’élevait soudain au-dessus du commun; si bien que je me suis demandé, pendant un quart de seconde, s’il ne s’agissait pas de Dieu en personne. Passant de la dépression à la mégalomanie, j’ai ressenti un élan d’orgueil à l’idée que mon dossier exigeait l’intervention du Créateur. Mes mérites avaient-ils fini par éclater à ses yeux ? Jugeait-il nécessaire de me présenter ses excuses avant de m’offrir un pass VIP ?

J’ai suivi l’huissier, filant d’un pas nerveux dans un dédale de couloirs, d’ascenseurs, de passages privés qui l’obligeaient à utiliser continuellement sa carte magnétique. Au bout d’un moment, j’ai lancé en plaisantant :

– Dites-moi, quel long chemin pour accéder à Dieu !

Interrompant son élan, l’huissier s’est tourné, dubitatif :

– Comment ça, Dieu ?

Et moi de répondre avec l’assurance d’un type enfin reconnu pour ce qu’il est :

– Oui, c’est bien Dieu que nous allons voir, n’est-ce pas ?

Sa réponse cinglante a rabaissé ma vanité :

– Vous vous prenez pour qui ?

Gêné, bafouillant, je me suis excusé, un peu déçu quand même :

– Désolé, j’avais cru… Mais alors, qui donc allons-nous voir ?

– Le Grand Saint Pierre, bien sûr !

Cette fois, j’ai cru qu’il se moquait de moi et m’infligeait cette boutade en réponse au péché d’orgueil. À mon tour, j’ai opté pour l’ironie :

– Le Grand Saint Pierre? Vous m’en direz tant !

Il se tourna de nouveau, l’air parfaitement sérieux :

– Oui, le Grand Saint Pierre, qui tient les clés du paradis. D’ailleurs, regardez.

Loin des galeries commerciales, nous étions arrivés dans un couloir administratif avec moquette, donnant sur une haute porte en bois précieux à double battant. Assis juste à côté, un huissier a salué son collègue d’un geste discret, tandis que je découvrais la plaque fixée devant moi : « Le Grand Saint Pierre ».

De surprise en surprise, ma vanité reprenait un peu de poil de la bête. Décidément, je n’étais pas un client comme les autres pour bénéficier d’un entretien privé avec le pêcheur de Génésareth. Certes il ne s’agissait pas de Dieu en personne, mais Pierre était le fondateur de l’Église chrétienne, et je mesurais l’honneur de lui être présenté.

La puissance considérable du personnage m’est apparue, d’ailleurs, lorsque mon guide a toqué à la porte, et qu’une voix extraordinaire, puissante, caverneuse, a fait trembler la paroi et vibrer le sol pour nous inviter à entrer. Pas de doute, j’accédais enfin au monde surnaturel. L’huissier a poussé un battant et m’a fait signe d’entrer dans ce vaste bureau entouré de baies vitrées donnant sur les étoiles. Au centre, un fauteuil de cuir noir faisait face à plusieurs écrans. Soudain, le siège a pivoté à cent quatre-vingts degrés et j’ai reconnu le premier des apôtres dans sa tunique de vieil Hébreu. Son visage affublé d’une longue barbe blanche était traversé par un sourire un peu las. Retrouvant une voix normale, il m’a demandé sans détour :

– Vous avez aimé mon petit effet ?

Je ne savais que répondre, craignant de me montrer grossier :

– Que voulez-vous dire ?

– Le coup de la porte qui tremble ! Et la voix caverneuse ! Ça impressionne toujours les visiteurs…

J’ai souri humblement, tandis qu’il précisait :

– Un copain m’a bidouillé ça.

Face à moi, l’auguste vieillard ressemblait bel et bien aux images pieuses. Mais mon regard, simultanément, était attiré par ce local qui rappelait le poste de pilotage de Star Trek : véritable tour de contrôle ouverte sur l’espace infini, dans lequel une nuée blanche attirait irrésistiblement le regard. Ce n’étaient pas les points multiples d’une galaxie, mais plutôt une constellation de filaments enchevêtrés suspendue au milieu de l’univers.

Indifférent à ce spectacle, Simon Pierre s’était retourné vers sa console en me faisant signe de m’asseoir. Sa main nerveuse déplaçait une vieille souris pour passer d’un écran à l’autre et zoomer sur différentes parties du paradis – hôtels, plages, camps de transit – comme au poste de surveillance d’un grand magasin. Le filet de pêche poussiéreux, posé près de l’entrée, semblait n’avoir pas servi depuis longtemps. Quant à moi, je me demandais pourquoi j’étais là, quand le Grand Saint Pierre m’a dit tout de go :

– Vous m’êtes sympathique…

Cela ne m’étonnait pas et j’ai entrevu à nouveau la fameuse lounge VIP, mais il a poursuivi :

– J’aimerais bien faire quelque chose pour vous; sauf que je dois suivre la procédure, et que votre dossier n’est pas gagné d’avance.

Allait-il revenir sur ces fameux mensonges ? Devais-je endurer d’autres interrogatoires, suivis d’infinis débats entre spécialistes, pour savoir si ma place était au paradis, ou dans un camp de transit ? Le Grand Saint Pierre ne pouvait-il rien faire pour moi ? La réponse est bientôt tombée de sa bouche :

– J’ai fauté, moi aussi ; j’ai trahi la confiance du Christ. Et il m’a pardonné.

J’ai répliqué spontanément :

– Alors… vous pourriez me pardonner, à moi aussi !

– Le drame, cher ami, c’est que je n’ai pas ce pouvoir.

Il avait dit « cher ami », comme on se dit entre gens bien, avant de préciser :

– J’ai envoyé pour vous une demande de grâce au Tout-Puissant ; et j’attends sa réponse. Sans quoi votre avocat reprendra la main. Et dans ce cas, autant vous le dire, je ne suis pas super-confiant.

Une interrogation m’envahissait l’esprit :

– Et le Tout-Puissant… si ce n’est pas indiscret. Où se trouve-t‑il, exactement ?

À ces mots, le Grand Saint Pierre a pris une expression accablée :

– Notre problème, c’est précisément qu’on n’en sait trop rien. Toujours en vadrouille. Il devient insaisissable, comme si le destin des âmes ne l’intéressait plus.

– C’est agaçant ! ai-je concédé… avant de réaliser qu’il s’agissait de Dieu, créateur du ciel et de la terre.

Mais une autre question se faisait plus pressante :

– Alors, s’il n’est pas là, comment inspirer l’humanité ? Animer les mouvements de l’univers ? Lutter contre le diable, et prendre toutes les décisions ?

Saint Pierre a murmuré, comme s’il avait honte :

– On fait comme tout le monde. On cherche des réponses dans le réseau !

Pour illustrer ses dires, il a tendu son doigt vers cette immense constellation de filaments lumineux regroupés au milieu du ciel, tel un gros estomac. On aurait dit qu’il désignait la vraie puissance supérieure. Puis il a expliqué :

– Le cloud : on y trouve tout, ou presque, sur chacun d’entre vous.

Et soudain, plus joyeux, comme pour donner la preuve de ce qu’il venait d’avancer, il s’est écrié :

– Tenez, posez-moi une question, n’importe laquelle !

À quoi jouait-il ? Le Grand Saint Pierre me proposait-il de trouver sur Wikipédia les réponses aux mystères de l’univers ? De rechercher dans les journaux de téléchargement les travers de l’humanité ? D’identifier les péchés par des mots clés ? Le cloud avait-il vraiment pris la place de Dieu ? Cette hypothèse effrayante agitait mon pauvre cerveau, et je restais bouche bée devant ce vieillard impuissant, quoique désireux de m’ouvrir la porte du paradis.

Benoît Duteurtre, L’Ordinateur du paradis, Gallimard, 214 pages, 17,5 euros.

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