Un Normand à la conquête de Paris
BENOÎT DUTEURTRE Grandes espérances et illusions perdues d’un Rastignac des années 1980.
Le dernier roman de Benoît Duteurtre, À nous deux, Paris est sans doute le plus virtuose qu’il ait écrit. À un essai personnel sur le sort réservé au Paris de la légende, détourné de plus en plus vite par le prêt à-porter postmoderne, il entrecroise la fiction d’une éducation et d’une vocation hésitantes (débouchant sur deux issues possibles), celles de Jérôme, un antihéros tout jeune.
II est monté en 1979, après tant d’autres depuis le XVIIe siècle, de sa province au Paris de tous les espoirs, mais en un temps où la capitale a commencé à osciller sans boussole entre son passé magnifique, mais devenu intimidant, et une « vie culturelle » tantôt de commande officielle, tantôt (et sans exclusive) empruntée aux mégapoles de la mondialisation, New York, Los Angeles, Miami, Londres. L’arrière-pays du gentil Normand des années 1980 est encore moins capable que celui du Frédéric de Flaubert, exposé à la révolution de 1848, de faire contrepoids à la fascination artificielle et aux nausées inédites de l’underground parisien Son initiation musicienne et sexuelle dans le Paris nocturne du rock et du crack, pseudo Soho, pseudo-Nashville, est entièrement étrangère aux voix et aux genres lyriques de la tradition populaire française, qui n’ont plus droit au label de « culture » Le charme doux amer de ce roman-essai fort intelligent tient sans doute à l’élégante drôlerie de la prose du narrateur, à son art à la fois cruel et poignant du portrait, du tableau, du dialogue, de l’aperçu, du petit fait vrai. II tient aussi, autre piquant paradoxe, à la saveur attendrie que le temps (et le talent du romancier) sait donner même à ces éphémères nocturnes parisiens d’importation, musique d’ambiance certes, mais véhicule, pour une jeunesse, pour ses grandes espérances, pour ses illusions perdues, chaque fois nouvelles, et chaque fois semblables.
C’est que Benoît Duteurtre, romancier, est aussi musicien et musicologue de plein exercice. Double compétence assez rare. Romancier, essayiste, il n’est pas resté comme son timide héros Jérôme enfermé dans la mode culturelle qui assujettissait sa génération. Avec quelques autres, il s’est soustrait au formalisme du nouveau roman et il a retrouvé, dans la pratique de la fiction et de l’essai, leur fonction littéraire de miroir critique et de remémoration subjective du monde comme il va. II a fait un aussi long chemin dans la littérature que dans la musique, sa première vocation. Il est passé de l’art savant des génies modernistes Boulez ou Ligeti, qui l’impressionnèrent pendant ses études, a l’arène concurrentielle des groupes rock qui enivraient, hors école, les jeunes Parisiens de son âge. Il en vint goûter et célébrer l’art léger, populaire et national du vaudeville et de l’opérette, dédaigné de très haut par l’élite dodécaphoniste. On comprend que Milan Kundera, musicien lui aussi, ait goûté Ie double parcours de Duteurtre, notamment son audace à réhabiliter le vaudeville, auquel sa propre insoutenable légèreté de l’être doit son gai savoir. En 1997, dans un article et une préface à la nouvelle Drôle de temps, il a salué en Duteurtre non un disciple, mais un frère d’âme parfaitement original. On retrouve dans À nous deux, Paris ! la grâce avec laquelle Benoît Duteurtre a su éviter le piège voyeuriste de l’autofiction, une des impasses ou est tombé le roman français contemporain. II a su aller droit et franc à l’autobiographie (Les Pieds dans l’eau, 2008, L’Été 76, 2011), sans cacher qu’elle n’épuisait pas le sujet. Dans son dernier livre, il montre mieux que jamais combien ses fictions sont de libres variations jaillissant de possibles autobiographiques restés partiels et inaboutis dans la « vraie » vie du romancier. De L’Atelier du roman (revue patronnée par Michel Déon et Milan Kundera) il est sorti un autre auteur accompli…