Marie-Dominique Lelièvre, L’événement, 21 mars 1996

Portrait, 

L’iconoclaste stoïque

En vaste polo d’étudiant, Benoît Duteurtre étire la frontière ductile de l’adolescence. Il appartient à la catégorie des garçons inaltérables. L’année dernière, il livre avec candeur Requiem pour une avant-garde ( 1), un essai franc et net contre l’art officiel, le bon goût estampillé. Iconoclaste frais, il remonte les bretelles atonales de Pierre Boulez et le pousse avec brio dans ce bric-à-brac désopilant de la culture unique, ce Troifoirien où voisinent le rap assisté, les colonnes de Buren, les romans d’Alain Robbe-Grillet, le snobinage subventionné de Daniel Toscan du Plantier ou les diktats de la Nouvelle Vague. En un mot, Duteurtre fait place nette. Et défend la singularité du goût, le plaisir en somme, la sensualité. Une rédactrice du Monde  » faurissonne  » I’inconvenant, le Herald Tribune s’en mêle, Duteurtre fait front sans s’énerver. Il tient ses positions avec élégance et légèreté. Un type capable de se jeter à la mer à Etretat deux fois par jour, tout en haïssant le sport, n’a pas froid aux yeux. Le Monde lui concède une tribune d’explicitation. Esthète et curieux, Duteurtre, qui aime György Ligeti, Giya Kancheli, Alfred Schnittke, John Adams, Steve Reich… ou le Love Unlimited Orchestra de Barry White, frôle de peu l’image du réac exécrant l’art contemporain. Son coach lui-même – Philippe Sollers, des établissements Gallimard – n’ose pas le suivre sur ce ring.  » Je préfère ses romans « , dit-il, prudent.

Au milieu des boutiques de souvenirs, le pied-à-terre de Benoît Duteurtre, à côté de Notre-Dame, convient parfaitement aux personnages de ses fictions. D’un récit l’autre, son narrateur candide traverse les temps présents en touriste éberlué voyageant dans un monde désenchanté. Une affiche de Norbert Letheule, chanteur acteur de la compagnie Lubat qui ressemble à Jean Lorrain, accentue l’atmosphère de boudoir 1900.Salon de musique dégorgeant ses partitions, lit d’une place avec au-dessus les forêts des Vosges, armoire d’avant-guerre croulant sous les archives, livres à profusion.Tom Wolfe, Gombrowicz, Pétrone, Maupassant, Houellebecq. Sur le mur, une aquarelle héritée de son arrière-grand-père maternel, le président René Coty.

A la fenêtre, le regard bute sur le mur noir de l’Hôtel-Dieu. Benoît Duteurtre est né en 1960 à Sainte-Adresse à côté du Havre, ville dont il a appris à aimer le charme désolé. Des études de musicologie à Rouen lui ont ouvert les portes du Bazar de l’Hôtel de Ville, département manutention. C’est en 1982. Il envoie un texte, Nuit, à Samuel Beckett, qui le publie dans la revue des éditions de Minuit. Un avenir neuf s’ouvre. Mais la revue disparaît. Il devient journaliste. Parcours du pigiste acrobatique: Révolution, le Monde de la musique, la Vie catholique, Elle… Puis la grande vie avec Play Boy. Voyage à Schtroumpfland, notes de frais, liberté. Mais le journal disparaît. Il en fait un roman médiatico-comique, Tout doit disparaître (2}. Guy Debord lui envoie un mot de félicitations, au verso d’une carte postale figurant un mur graffité des mots  » Ne travaillez jamais « .

Le héros de chacun des romans de Duteurtre est un naïf stoïque, ratant ses stages d’insertion dans la vie moderne, observant benoîtement le groupe à distance. Si le romancier est moins assuré que l’essayiste, chaque récit est un salubre exercice de critique sociale. Après le travail obligatoire, Duteurtre explore cette marchandise obsédante, la jouissance obligatoire. Dans l’Amoureux malgré lui (2), le héros tente consciencieusement de tomber amoureux d’une représentante du sexe féminin. Sa tactique paniquée se résume bientôt à l’art de la fuite. Après les filles, les garçons.Dans Gaîté parisienne (2), dernier volet du triptyque, le narrateur plein de bonne volonté tourne ses espoirs vers la transgression: accessible en prime time, donc ses propriétés sulfureuses se sont dissipées.Nicolas, le héros, tente de séduire un garçon,  » clone inaccessible de l’adolescence nouvelle « . Faute de conviction, il se le fait souffler. Chute dans la piscine Deligny. Circumnavigation dans la désillusion, mais sans flotteurs. Avec un orgueil détaché et souverain. (1) Robert Laffont, (2) Gallimard.

 Marie-Dominique Lelièvre

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