Le meilleur des mondes sans adultes
Ce livre a l’air drôle. Il est terrifiant. Au fil des pages de « La petite fille et la cigarette », on passe de l’hilarité au désespoir – tandis que s’impose une certitude : le monde de Benoît Duteurtre est imaginaire, pas fantasmatique. C’est le nôtre, une fois déployées ses plus noires possibilités. L’époque accomplie et révélée. Délivrée de la tragédie humaine, purifiée – comme si c’était possible – de la part maudite. Un cauchemar radieux : enfance pour tous sans limite d’âge, prohibition de la vie privée, disparition du sexe. Freud peut aller se rhabiller : l’enfant est roi. Désiré Johnson veut fumer sa dernière clope avant son exécution. Le pays, une Amérique jamais nommée, se déchire. Deux versions du Bien se font la guerre : d’un côté, les partisans des droits, sacrés par définition, de l’autre, les ayatollahs de l’hygiène. Une avocate médiocre qui croise là la chance de sa vie fera la jonction avec la seconde intrigue, située dans une ville dirigée par un maire « ami de la vie, de la jeunesse, de l’enfance et du mouvement » qui évoque Paris. Pourtant, on est dans le même pays – façon d’affirmer que la régression est planétaire. Et irrésistible.
Le maire progressiste a inauguré son second mandat en affectant la moitié de la cité administrative à des hordes d’enfants dont les fonctionnaires doivent accepter le moindre caprice ; il ne faut point traumatiser les bambins, ainsi transformés en petits monstres totalitaires. Interdiction généralisée du tabac, cela va sans dire. Conseiller du maire qui ne l’écoute jamais, le narrateur s’avoue tranquillement pédophobe. Ce qu’il aime, ce sont les promenades avec son chien Sarko, les bons livres et les bons repas avec la femme qu’il aime. Pour échapper aux enfants imbus de leur puissance, il va fumer une cigarette dans les toilettes. Jusqu’au jour où une fillette le surprend. Et, bien sûr, elle l’accuse d’attouchements sexuels. Jugé par un tribunal d’enfants, il sera assassiné, conformément aux votes du public dans le cadre d’une émission de téléréalité mondiale.
Festivus Festivus – nom donné au nouvel homme par Philippe Muray, sans doute le premier à avoir anticipé la transformation du monde en grande nursery – ne va pas aimer le livre de Duteurtre. Pas du tout. Les « acquiesceurs » professionnels qui s’enchantent de chaque avancée de l’humanité retombée en enfance et célèbrent chaque ouverture de crèche comme une victoire sur l’obscurantisme se désoleront de son humeur pessimiste – donc nécessairement réactionnaire. Un homme de progrès ne saurait en effet bouder aucune des mirifiques innovations destinées à détruire les résidus d’un passé assimilé au mal. En attendant, mieux vaut s’y préparer, le monde sans adultes, sans tabac et sans péché originel que dépeint Duteurtre est notre avenir.
Élisabeth Lévy
Benoît Duteurtre, La petite fille et la cigarette, Fayard, 216 pages