La fin des illusions
Magistral
Dans un livre hanté par la disparition de sa mère, tour à tour grave et léger, toujours pudique, Benoît Duteurtre se livre à une méditation sur la fin d’un monde qu’il a aimé.
Un écrivain devient véritablement souverain lorsqu’il décide de s’affranchir de la forme usuelle pour créer la sienne propre, celle qui lui permet de dire au mieux ce qu’il a à dire. Après avoir oscillé entre la comédie satirique (l’Ordinateur du paradis, qui paraît en Folio ces jours-ci) et le récit plus personnel (l’Été 76, Gallimard), Benoît Duteurtre revient avec un roman hybride, sorte de patchwork où sont assemblés des souvenirs et des éléments autobiographiques entrecoupés de récits que l’on pourrait qualifier de contes moraux, le tout dans un désordre apparent. Ces petites pièces assemblées à la manière d’un récital, loin de s’ignorer, se parlent pourtant et se répondent, explorent notre humaine condition à partir de perspectives différentes mais complémentaires et au final s’emboîtent parfaitement, donnant à ce curieux roman une unité profonde et paradoxale, premier exploit à saluer.
Les lecteurs de Duteurtre connaissent son talent pour mettre en défaut notre modernité et en souligner, généralement avec humour et dans la bonne humeur, les ridicules et les contradictions. Dans la Tribu, l’écrivain met en scène la découverte d’une petite communauté vivant à l’âge de pierre et l’émoi mondial suscité par les articles de Daisy Bruno, unique reporter autorisée à suivre les ethnologues dans leurs travaux d’approche des hommes préhistoriques. Le sort des ultimes survivants de l’humanité primitive devient une affaire d’État et une sénatrice écologiste, présidente du comité d’éthique constitué dans la foulée, demande solennellement au gouvernement de sanctuariser la zone où ils vivent et d’empêcher tout contact entre les primitifs et la civilisation afin de protéger leur culture. Mais quand il s’avère que les hommes de la tribu bafouent les droits universels de la femme en la ramenant à sa condition de cuisinière et de génitrice (et en lui mettant la main aux fesses !), la sénatrice se met à réfléchir aux moyens qui permettraient à cette tribu de s’émanciper d’une culture soudain vécue comme une aliénation… De ces sauvages dont on veut protéger le mode de vie, il s’avère bientôt que c’est l’ensemble des mœurs qui choque la conscience universelle contemporaine, si bien que la tolérance de principe se transforme progressivement en exhortation à épouser nos valeurs « universelles », à respecter nos interdits « universels », à traiter animaux et enfants comme nous les traitons nous, c’est-à-dire tout simplement à exiger de ces autres qu’ils deviennent semblables à nous, qu’ils deviennent les mêmes que nous.
On est là au cœur de ce que Benoît Duteurtre reproche au projet moderne : l’uniformisation du monde et la fin des cultures. Lorsqu’il effectue en tant que conférencier une croisière sur le Danube, il ne voit dans les villes de l’Europe centre-orientale que des jeunes gens au look californien, des dance floors et des coffee shops et partout les mêmes marques, les mêmes modes de vie, la même langue universelle (l’anglais), le même imaginaire créé par une mondialisation qui lamine tout sur son passage.
Dans son petit village vosgien où il passe une partie de l’année et dont il a déjà tant parlé, Duteurtre se console de cette évolution délétère et se livre à des plaisirs qu’il décrit avec gourmandise: couper du bois, faire du feu, admirer le paysage enneigé, boire un whisky devant une belle flambée ou lire un bon Balzac sous la couette. Mais même là, le progrès » l’atteint et l’écrivain observe son environnement se déliter avec le sentiment d’assister à la fin d’un monde familier, disparition qui s’ajoute à un sentiment de déchéance personnelle qui renforce un sentiment de défaite».
C’est que ce livre, qui, à l’instar des précédents, observe son époque avec lucidité, est aussi le plus sombre, hanté par la maladie et la mort de sa mère, laquelle lui fait prendre conscience que, contrairement aux fables que l’on raconte aux enfants, « les histoires se terminent toujours, réellement, dans la souffrance et la mort». La nostalgie prend alors une couleur inhabituelle chez Duteurtre, se teinte de désespoir et parfois de colère, comme lorsqu’il s’insurge contre l’enfantement, le seul crime légal applaudi par la collectivité tout entière ». Certaines pages, très belles mais d’une grande tristesse, font penser à un testament littéraire, comme si la fin arrivait : la fin des illusions d’un adulte qui, pour ne pas désespérer l’innocence, réserve ses confidences à d’autres adultes.
Olivier Maulin
Livre pour adultes, de Benoit Duteurtre, Gallimard, 256 pages, 19,50 €.