Benoît Duteurtre, Polémiques, Le Figaro, Éric Zemmour, 9 mai 2013

Le passé pour sauver l’avenir

Dans un essai chatoyant, entre mariage gay et Vélib’, en passant par les drogues douces et Monet, Benoît Duteurtre porte un regard désenchanté sur la modernité. À ses risques et périls.

CHRONIQUE d’Éric Zemmour

Il faut se méfier des titres. Ils survolent, ils surjouent, ils survendent. Ils trichent, ils truquent, ils trahissent. Ainsi, intituler Polémiques le livre d’un auteur qui est tout sauf un polémiste. Un écrivain, oui, et élégant. Un analyste et des plus fins. Un regard acéré et une plume déliée. Mais, pour être un polémiste avéré, il manque à Benoît Duteurtre cette férocité, cette cruauté, ce goût pour le mot, la formule qui tue. Il n’en a pas la fureur, jusqu’à l’injustice. Il brocarde l’époque sans animosité ; son ironie est à fleurets mouchetés, s’arrête au premier sang ; cherche à comprendre plus qu’à détruire. N’est pas Philippe Murray qui veut. Trop tendre aussi pour les glorieux ancêtres réactionnaires, les Bloy ou Daudet, ou plus anciens encore, les Maistre ou Bonald. Il n’est pas un idéologue non plus, pas le goût des systèmes, trop littéraire pour les échafauder, trop jouisseur pour s’y enfermer. Il n’a pas la plume baïonnette. Son livre n’en est que plus intéressant, plus révélateur de l’époque. Duteurtre est un conservateur malgré lui. Un moderne contrarié. Un réactionnaire du centre. Un libéral qui ne se résigne pas à la mort des services publics à la française ; un partisan de la construction de l’Europe mais pas sur la ruine de nos chères et vieilles nations ; un homosexuel sans complexes mais qui rejette la parodie grinçante du mariage pour tous ; un catholique laïque effrayé par le retour des religions.

Duteurtre est un enfant des années 1970 qui s’aperçoit que le train dans lequel il est monté jadis avec joie, fonce à grande vitesse dans le mur. Il tire la sonnette d’alarme et découvre, effaré, que de plus fous que lui, de plus suicidaires, de plus sectaires, l’ont débranchée. Il voit la mort en face, la sienne, mais aussi celle d’un monde, d’une époque, d’un pays. Duteurtre n’a pas envie de mourir. Pas tout de suite. Veut choisir son moment. C’est son orgueil. Et sa limite.
Il a bien compris que notre époque avait célébré pour le pire (de plus en plus) et le meilleur (de moins en moins) les noces du libéral et du libertaire ; mais ne veut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, selon l’expression consacrée. Les drogues douces mais pas les drogues dures. La messe en latin mais pas les bigotes. L’islam mais pas la charia. Le vélo mais pas le Vélib’. Pas un idéologue, on vous dit. Le beurre, l’argent du beurre, et le cul de la crémière selon une autre formule consacrée. Duteurtre est profondément français, au sens où notre douce France est le pays de la mesure. Le seul ennui est que l’époque ne l’est pas. C’est pourquoi tout le monde déteste la France, comme le remarque pertinemment Duteurtre, et surtout les élites françaises, dans ce qui est sans doute un des meilleurs passages du livre.
Duteurtre est comme Giscard selon Raymond Aron, il ne sait pas que l’histoire est tragique. C’est un hédoniste, un pacifiste, un compréhensif. Il n’y a que pour l’art qu’il devient patriote. Presque enragé. Il détruit à la sulfateuse cette chère (chère aux médias) Christine Angot, « rebellocrate » de haut vol, qui confond style avec cri primal, et croit que les mots talent et tripes sont synonymes parce qu’ils commencent tous deux par un t. Il loue Houellebecq d’avoir redonné au récit, à l’histoire, aux personnages, bref au roman, une dignité que les thuriféraires du nouveau roman, les petits apparatchiks du style pour le style, avaient ruinée. Il exalte avec une rare sensibilité le génie de Claude Monet : « dans mon enthousiasme déjeune moderniste, je m’enchantais d’y voir la préfiguration de l’art abstrait. Aujourd’hui, je comprends que sa magie tenait aussi au fait qu’elle représentait quelque chose et demeurait suspendue à la frontière. Cette ambiguïté faisait sa richesse qui se situait en deçà, mais également au-delà de l’abstraction. »
Tout Duteurtre est dans cet équilibre fragile. Rameuter le passé pour sauver l’avenir ; devenir réactionnaire pour rester fidèle à la modernité. Il tente de définir « le passéisme comme projet intellectuel : entre la fuite en avant et le conservatisme béat, nous voulons croire à la possibilité d’une voix médiane. L’obsession du futur est devenue une arme dangereuse ; l’amour du passé peut lui répondre comme force d’enchantement. » Duteurtre n’est pas seul. Il y a du beau monde avec lui, devant et derrière lui. Il y a quelques mois, Régis Debray, qui avait dans sa jeunesse aventureuse beaucoup sacrifié au mythe de l’avenir radieux, expliquait dans un opuscule étincelant, Modernes catacombes, que le jeunisme est sans issue, et qu’il n’y aura pas d’avenir vivable sans un retour aux leçons du passé, pas de modernité esthétique et politique viable si elle ne prend pas appui sur les classiques. Un retour à la tradition pour devenir authentiquement révolutionnaire. Dans la rue, depuis des mois, des jeunes, des vrais de 20 ans, manifestent en déclamant des vers des tragédies de Racine ou de Cyrano de Bergerac. On les traite d’homophobes, de fascistes, de factieux ; on envoie les CRS les menotter et les brutaliser comme s’ils constituaient un danger pour la République. Ils sont pires : un remords, un reproche juvénile et joyeux. Ils défendent une certaine idée de la famille – ou plutôt le souvenir lointain mais rassurant et stable d’une famille traditionnelle qu’ils n’ont même pas connue, que leurs aînés ont piétinée et disloquée. Nos chers (nous coûtent en effet de plus en plus cher) progressistes professionnels devraient se méfier. La vague monte qui bientôt les ensevelira. Mais Duteurtre apparaîtra aux exaltés des deux camps comme le traité de Versailles selon Jacques Bainville, trop dur pour ce qu’il avait de mou, et trop mou pour ce qu’il avait de dur. Il ne sera pas écouté ; il sera balayé ; mais il aura essayé. Encore une minute, Monsieur le bourreau ! « Le monde ne vaut que par les extrêmes, et ne dure que par les moyens », disait Paul Valéry ; mais le cas des modérés que la gravité de la situation extrémise n’a pas été prévu par le Maître. On devra se débrouiller sans.

Éric Zemmour

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