Une plage d’Histoire
À Étretat, où son arrière-grand-père, président de la République, passait ses vacances, Benoît Duteurtre songe aux charmes désuets de la bourgeoisie d’antan.
La chronique de Gilles Martin-Chauffier
René Coty, l’arrière-grand-père de Benoît Duteurtre, fut président de la République. Dans la famille, au Havre, les enfants avaient trouvé une anagramme approximative pour transformer le « grand-père Coty » en « grand picothère », une sorte de mammifère lointain et mystérieux, mais d’envergure. Ils ne le voyaient guère. Le clan ne donnait pas dans le style bling-bling. On ne partait pas en croisière avec les Onassis et on ne portait pas de Ray-Ban. C’est simple : on n’apercevait jamais les enfants, les neveux, les nièces à l’Élisée, ni ailleurs. A l’époque, la première famille restait bien sage et, sans se presser, continuait à mener la même vie sans histoires, très catholique et dames d’œuvre. Aujourd’hui, les chefs d’État fréquentent des palaces dont les notes font sauter l’émail des dents et partent en vacances avec des amis dont les yachts sont vastes comme des car-ferries. René Coty et sa femme Germaine, eux, l’été, gagnaient leur propriété d’Étretat. C’est dans cette petite ville que Duteurtre continue de louer une chambre pour ses vacances. Et c’est là qu’il tend l’oreille à ses propres nostalgies, en même temps qu’il ouvre l’œil sur les transformations de notre vieille nation et, surtout, de sa fidèle bourgeoisie.
A l’époque de Maupassant et de Monet, jusqu’à celle de De Gaulle, les falaises et la côte du pays de Caux se hérissaient de villas extravagantes et de chaumières seigneuriales pleines de mosaïques, de vitraux, de lambris et de tourelles à clochetons. C’était sublime, dans le genre Art nouveau tarabiscoté par la grande-duchesse de Gérolstein. Il y avait des kiosques à musique sur la plage et des casinos féeriques les pieds dans l’eau. Dans ce monde merveilleux villégiaturait une poignée de personnes attachées à une certaine idée de la légèreté, du luxe, de la culture et de la courtoisie. Mais les pauvres étaient là aussi. Les dames gardaient leur petit collier de perles sous leur caban, mais leur christianisme social ne s’accompagnait pas de gardes du corps. Vue d’aujourd’hui, la grande bourgeoisie de l’époque semble un débris poétique des charmes discrets du passé. Elle se méfiait de l’allégresse et de la sensualité, mais aussi du toc et vivait richement selon une morale de la pauvreté. L’économie n’avait pas son visage actuel, propre, froid, scientifique, universel, implacable, excluant, fatal et irrévocable. Les privilégiés étaient sérieux, ponctuels, réservés, prodigues, respectueux et à leur place. Ils ne remettaient évidemment rien en cause, mais jamais, au grand jamais, ils n’auraient révélé leur dévotion à l’argent. Qu’à présent tant de moyens passent aux fêtes et si peu aux pauvres aurait sidéré ces bons paroissiens qui allaient au jardin, au théâtre, au musée et à la messe. Duteurtre se le rappelle et se demande comment on a pu tant maudire cette chère classe sociale.
Quand il y songe, il se dit que, de Baudelaire à Proust et de Cézanne à Ravel, tous les hommes qui ont bouleversé sa vie furent des bourgeois. Il se souvient de ses oncles et tantes qui, pour rien au monde, ne se seraient donnés en spectacle et que les gauchistes de sa jeunesse, ivres de Castro et de Trotski, traitaient de menaçants fascistes. Dans cet univers, on héritait de vertus familiales et laborieuses en même temps que du buffet de la grand-mère. La vie tournait à petit régime, tout demeurait d’une simplicité archéologique et, pourtant, ces gens étaient prêts à plaider coupables face au monde ouvrier luisant de la sueur de ses valeurs, de ses douleurs et de ses luttes. Alors, le cynisme était une honte. Aujourd’hui qu’il se revendique, Duteurtre se désole. C’est dans son caractère : tout ce qui disparaît lui manque et fait farine dans le moulin de sa nostalgie. Heureusement, c’est aussi un moqueur. Il pleure sur le passé, mais il s’amuse du présent et de son nouveau casino en plastique normand rustique qui a l’air importé de Macao. Tout comme il peste contre le fameux principe de précaution qui a interdit aux canotiers de ramer dans la glaciale zone de baignade – où, franchement, il n’y a rien d’autre à faire. On le sent allergique à tous ces nouveaux riches qui vivent à l’abri de caméras de surveillance et de codes numériques comme s’ils prenaient Saint-Trop pour la zone verte de Bagdad. Alors, il se rappelle son enfance. A l’époque, elle lui pesait. Aujourd’hui, elle le console et nous enchante.
« Les pieds dans l’eau », de Benoît Duteurtre, éd. Gallimard, 240 pages, 17,50 euros.