Benoît Duteurtre, Les Pieds dans l’eau, Franck Delorieux, l’Humanite, 6 Septembre 2008

En famille à Étretat avec Duteurtre

 

Étretat : une petite station balnéaire de Normandie, coincée entre un ciel pur, des falaises blanches, une plage de galets et une mer glaciale. Longtemps, en dehors de quelques artistes, écrivains ou musiciens (Maupassant, Leblanc, Offenbach…), Étretat ne fut fréquenté que par des familles d’habitués dont celle du président de la République René Coty. Ce monde, avec ses codes, ses rites, avec son élégance et sa discrétion, avec son côté terriblement « bourgeois de province », qui survivront jusqu’aux années 1970, ce monde semble désuet, lointain, déjà mort, la parfaite antithèse de notre époque. Qu’en subsistera-t-il ? Un roman, les Pieds dans l’eau, de Benoît Duteurtre.

Le livre se compose d’une suite de chapitres courts, plus ou moins indépendants les uns des autres, dont les deux pivots sont la mer et cette famille Coty dont Duteurtre est le descendant. La plage, d’abord. Elle est présente dès les premières phrases, claires, précises et musicales : « Mon histoire commence dans une poudre de lumière, un après-midi d’été. La pente de galets blanchis par le sel glisse rapidement vers le rivage où l’eau claire et profonde donne une sensation de fraîcheur, même en plein mois de juillet. (…) Par instants, la mer lance paresseusement quelques vaguelettes vers le rivage, comme pour se rappeler à l’attention des promeneurs. Dans la brise légère de cette journée, on dirait qu’elle hésite, se soulève à peine, se retourne et s’aplatit mollement avec ce bruit de frottement qui distingue une plage de galets d’une plage de sable. » Logique, me dira-t-on, de commencer par la mer quand il s’agit de décrire l’histoire et la vie d’une station balnéaire. Certes. Mais Duteurtre va plus loin, il en fait la métaphore de son écriture. « Vous cherchez à percer les mystères de la vie et de la mort ? Installez-vous de longs après-midi sur une plage et tâchez d’éprouver la densité de chaque instant. Vous rêvez de devenir artiste, ou savant ? Étudiez l’éclairage vert fugace dans le creux d’une vague, au moment où elle se retourne et va s’écraser sur les galets. L’histoire et la société vous passionnent ? Revenez chaque été sur le même rivage ; observez les changements et les évolutions ; au besoin imitez les comportements pour mieux les comprendre. » Nous sommes ici au coeur du projet de Duteurtre : le monde qui nous entoure est le seul sujet pour le romancier. Notre auteur, se revendiquant de Balzac et de sa Comédie humaine, se refuse à prendre la littérature comme une fin en soi. À travers la description de cette petite ville, il crée une image d’un certain monde, il la fixe : Étretat – et ses familles qui ont chacune leur place sur la plage suivant une hiérarchie très précise, qui se croisent sur la grève, s’invitent ou s’évitent – devient un microcosme, métaphore de ce qu’Aragon appelait « le vaste monde ». Plus encore, l’observation des galets, le comportement des hommes face au galet devient le prétexte d’une jolie méditation métaphysique dans un chapitre qui leur est consacré.

Quant à Coty, qui s’en souvient de nos jours ? Que sait-on de lui en dehors du fait qu’il laissa le pouvoir au général de Gaulle au moment de la guerre d’Algérie ? On finit par « confondre (son nom) avec celui d’un parfumeur ». Sa famille, Mme Coty et les deux filles ne se laissent pas avoir par les feux du pouvoir. Les petites ne s’amuseront de la situation de leur père qu’en fouillant dans les bagages de la reine d’Angleterre de passage à l’Élysée. Benoît Duteurtre décrit un milieu qui ne veut rien d’autre que la tranquillité et la simplicité. Des Français moyens qui entendent bien le rester. Peu attirés par l’argent, goûtant les joies de la famille (?), catholiques progressistes (les plus dangereux selon Vailland), toujours en quête d’une vie sans éclat, ils seront plutôt incommodés par les flashs et le papier glacé d’une presse qu’on n’appelait pas encore « people ». L’épisode présidentiel fut une parenthèse vite refermée et dont les souvenirs seront finalement dispersés. Au final, la tendresse du regard que porte Duteurtre sur ces gens nous les rend proches, sympathiques.

Récit d’une famille bourgeoise dans un milieu bourgeois, récit d’un fils de famille qui garde, sinon cultive les tics de ce milieu, les Pieds dans l’eau est aussi un autoportrait sans concession, mais pudique. Duteurtre n’est ni dans la mortification ni dans le déballage. Cette pudeur peut parfois sembler amputer cette vie de certaines dimensions, à tout le moins essentielles : qu’en est-il des amours de ce jeune homme ? On ne le saura pas. L’homosexualité à Étretat est à peine évoquée. Après tout, d’autres écrivains sont peut-être plus doués pour ce genre de littérature – ou devraient savoir qu’ils ne le sont pas… Les Pieds dans l’eau, en somme, n’est pas fait pour plaire à ceux qui aiment savoir comment on se fait enculer par un rappeur de seconde catégorie. Les nuits parisiennes n’apparaissent que par contraste avec ces mœurs de province dont Paris est si loin – tout du moins à l’époque.

On connaît Duteurtre satiriste du monde moderne, de ses ridicules, de ses fausses avancées et de ses réelles régressions. Il a pu le pousser jusqu’à en faire une marque de fabrique tantôt réjouissante, tantôt irritante lorsqu’il semble prendre systématiquement le contre-pied de son époque. Ici, la nostalgie adoucit, tempère les charges au demeurant parfaitement justifiées lorsqu’il s’agit de vitupérer l’envahissante laideur des supermarchés et parkings ou des fenêtres de Plexiglas posées sur la demeure familiale, mais aussi lorsqu’il dénonce la politique de récolte massive des galets pour construire des autoroutes, ce qui aboutit à l’effondrement des falaises. Duteurtre insiste sur la qualité de la courtoisie de son petit monde, cette courtoisie que l’on dit surannée et dont Schopenhauer faisait une condition essentielle de la vie en société. Le philosophe allemand utilise à ce sujet la métaphore des porcs-épics qui, l’hiver, ont froid s’ils s’éloignent et se piquent s’ils se rapprochent trop. Comme on le voit par exemple dans le très émouvant chapitre sur la mort de sa grand-mère, mais aussi dans l’ensemble de les Pieds dans l’eau, il se tient toujours à la bonne distance, ni trop près ni trop loin de son sujet, trouvant toujours un équilibre élégant qui rend ce roman délicieux à lire.

Franck Delorieux

 

Les Pieds dans l’eau, de Benoît Duteurtre. Éditions Gallimard, 239 pages, 17,50 euros.

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