Benoît Duteurtre, à contretemps
L’écrivain publie avec Pourquoi je préfère rester chez moi un recueil de chroniques diverses dans lesquelles il bouscule les modes et le prêt-à-penser de l’époque.
«Je me pose des questions. D’anciennes et de nouvelles, avec un goût marqué pour les contradictions», annonce l’auteur de Gaieté parisienne, Service clientèle ou La Rebelle – romans s’attachant à décrire (non sans légèreté et humour grinçant) quelques-unes des mutations contemporaines – dans l’avant-propos de ce recueil aux motifs variés. «Il est possible que je m’attache trop à des plaisirs disparus, voire à l’idée que certaines choses étaient « mieux avant ». Je n’ai pourtant rien contre la notion de progrès, et je suppose que notre époque en apporte beaucoup, dont d’autres se chargent de faire l’apologie… Quant à moi, en rassemblant ces diverses « polémiques », j’ai voulu épingler certaines réformes qui ne rendent pas le monde meilleur, des évolutions fâcheuses qui n’étaient pas toujours inéluctables. Cherchant à peser, dans chaque bond en avant, ce que nous gagnons et ce que nous perdons, je me livre à une critique de la vie quotidienne qui voudrait au moins inviter à réfléchir», poursuit-il.
Esprit critique
Nul doute que nombre de lecteurs se reconnaîtront dans les doutes et les questionnements de Duteurtre face aux bulletins de victoire brandis par les apologistes extatiques du «ce sera mieux demain». Ainsi, Pourquoi je préfère rester chez moi déplore l’invasion de l’anglais (ou plutôt du globish, ce jargon utilitaire adopté par les colonisés) notamment au sein de l’Union européenne, «la seule entité mondiale à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne, ou seulement très partiellement» (paradoxe encore plus piquant depuis la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union). Autre paradoxes soulignés par l’écrivain : le «repli nationaliste» dénoncé par les élites et les médias à propos d’une Europe plus ouverte que jamais ou la politique municipale parisienne visant à diminuer la pollution en augmentant les embouteillages…
D’ailleurs, à travers l’actuel maire de Paris, Anne Hidalgo, il discerne l’insubmersible sentiment de supériorité propre aux bien-pensants : «Elle possède cette assurance propre à son camp, toujours persuadé d’incarner la justice et les valeurs morales, quand ses adversaires ne seraient guidés que par l’égoïsme et l’intérêt.» François Hollande, avec «son absence de vision, ses mélanges de petits calculs et de retournements circonstanciels, son ignorance des menaces», est impitoyablement laminé : «Il aura passé la dernière partie de son règne à rendre hommage aux victimes d’une violence terroriste à laquelle sa propre politique n’était pourtant pas étrangère, à force d’inconscience et de prétentions guerrières.»
Eloge de l’ombre
La politique extérieure de la France n’est pas oubliée sous la plume de ce nostalgique de la diplomatie gaullienne et de son indépendance à l’égard des Etats-Unis comme de l’URSS. Benoît Duteurtre pourfend nos droits-de-l’hommistes à géométrie variable, intransigeants devant Poutine, mais si indulgents envers la catastrophique politique des Américains : «qui, depuis 2003, a semé le chaos au Proche-Orient ? Assad, Kadhafi, Poutine ? Ou les Etats-Unis et leurs alliés anglais et français ? Qu’est-ce que le pire pour le peuple syrien ? Être soumis à un pouvoir tyrannique dans une relative paix civile, ou livré à des hordes de meurtriers dans la pire des guerres civiles, où viennent se greffer des assassins du monde entier ?» «Les régimes barbares du Golfe persique où les femmes sont asservies, où le simple fait de n’être pas musulman constitue un crime, où l’on tranche allègrement les mains, font en revanche l’objet d’une étrange mansuétude de nos parangons des droits de l’homme… comme si le fait d’être des alliés des Etats-Unis, puis d’avoir noué avec la France des relations économiques étroites, assurait une forme d’impunité», note encore l’écrivain avec une lucidité qui manque cruellement à un Bernard Guetta, pour ne citer que l’un de ces «spécialistes» dont on ne parvient à savoir si l’aveuglement face au réel relève de l’idéologie ou de la simple bêtise (quoique l’hypothèse d’une subtile combinaison de ces deux éléments ne soit pas à exclure).
Il ne faudrait cependant pas réduire Pourquoi je préfère rester chez moi à ses considérations sur le désordre du monde et la médiocrité de nos politiques hexagonaux. Duteurtre n’a rien d’un artiste «engagé» (sujet auquel il consacre de fortes pages). Son propos est aussi plus vaste, plus intime, plus sensible. Qu’il épingle les tracas du quotidien (la dégradation de la qualité des conversations téléphoniques), les dommages collatéraux de la marchandisation (la disparition de certains services gratuits précédant la réintroduction des mêmes services devenus payants) ou qu’il évoque ses admirations (pour le vaudeville, le théâtre de Jean Anoulh, les romans de Houellebecq, les musiques de Jean-Louis Florentz, Barry White ou Olivier Messiaen…), il trouve le mot juste. Faisant l’«éloge de l’ombre» à l’ère de la transparence et de la vidéosurveillance permanente via les téléphones portatifs et autres ordiphones, réfutant la tyrannie du mouvement perpétuel et de la nouveauté obligatoire, Benoît Duteurtre est finalement peut-être plus «moderne» que les adorateurs de l’ordre contemporain. Prévoyant l’obsolescence programmée de leurs valeurs et de leurs références, il préfère ne conserver que le meilleur de cette époque et de celles qui la précèdent. Bonne façon de voir le monde qui vient…
Christian Authier
Pourquoi je préfère rester chez moi, Fayard, 220 p.
Benoît Duteurtre © Maurice Rougemont / Opale / Leemage / Éditions Fayard