« Touche pas à mon Verlaine ! » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1235 du 13 au 19 novembre 2020

Carte blanche

TOUCHE PAS À MON VERLAINE!

PAR BENOÎT DUTEURTRE

La pétition lancée en septembre pour faire entrer Verlaine et Rimbaud au Panthéon aura montré à quelles absurdités conduisent parfois le militantisme LGBT++ et sa récupération par la classe politique: pauvres poètes si libres, éloignés des grands discours humanistes ou patriotiques, mais désormais priés de faire leur entrée « en couple » sous la pompeuse coupole de Soufflot comme porte-parole de l’homosexualité! Leur liaison chaotique (« un mauvais rêve », disait Verlaine) ne ressemblait pourtant guère à un « mariage pour tous ». Mais cette affaire qu’on espère classée (la décision est entre les mains du président de la République) aura également mis en lumière, en arrière-plan, l’étrange secte des « rimbaldiens », comme ils se désignent eux-mêmes. Tout en s’opposant avec raison à la panthéonade, ils en ont profité pour exprimer leur mépris de Verlaine, qu’ils réduisent au rôle de faire valoir de Rimbaud. Dans leur contre-pétition – le Monde du 17 septembre -, ils dénoncent l’association des deux poètes notamment parce que, selon eux, « ils ne sont pas de la même taille ». D’autres protestations ont montré le même sectarisme, faisant du seul Rimbaud une figure sacrée, incarnation du génie irrécupérable, et renvoyant l’auteur des Romances sans paroles dans la catégorie des rimeurs ordinaires. Tout juste ce dernier aurait-il eu la chance d’être élu par l’odieux adolescent qui, avant ses disciples, faisait déjà profession de mépriser tous les écrivains sauf lui-même.

Quant à moi, et je ne suis pas le seul, c’est par Verlaine que j’ai aimé la poésie. À 15 ans, je lisais et j’apprenais ces recueils composés avant sa rencontre avec Rimbaud et qui ont pour titres Poèmes saturniens, Fêtes galantes, la Bonne Chanson… Ici, tout est musique, simplicité, naturel – qualités difficiles à entendre par des oreilles persuadées que le génie se confond forcément avec le bizarre. Verlaine rompait pourtant lui-même avec les conventions poétiques par sa fluidité, son goût des mots ordinaires et des rythmes impairs. Cette singularité allait subjuguer nombre de grands artistes, à commencer par les compositeurs: il fut ainsi le poète le plus souvent mis en musique, de Fauré à Ferré en passant par Debussy. Mais il n’était pas moins aimé des jeunes écrivains tels Gide, Proust, Apollinaire ou Zweig, qui désigne Sagesse comme l’« ouvrage le plus remarquable de la poésie française ». Dépravé dans la vie, mais subtil dans son art en demi-teinte, « Lélian » est en somme le contraire de Rimbaud: non pas du Rimbaud encore verlainien de Ma bohème mais de celui d’Une saison en enfer. Et voici la meilleure raison de ne pas les panthéoniser ensemble, ce qui reviendrait à faire primer leur éphémère liaison sur leurs personnalités artistiques si profondément différentes.

La voie ouverte par Rimbaud allait inspirer de nouvelles avantgardes désignant la littérature comme une arme faite pour bouleverser la vie. À la pureté de la musique verlainienne, ce courant-là préfère certes le poète des Illuminations, dont les traits fascinants, frôlant parfois l’incompréhensible, la poésie tout en lumière noire, répondent aux schémas d’une certaine modernité pressée de rompre plutôt que d’enchanter… Le paradoxe de ce poète en chef de la transgression sera d’être devenu – avant même l’affaire du Panthéon-l’emblème d’une époque qui se croit transgressive jusque dans le choix de ses idoles, parmi lesquelles Rimbaud tient la corde avec Jim Morrison et Che Guevara. Si Verlaine fut le poète des musiciens, Rimbaud est celui des T-shirts et d’Internet, où l’on ne compte pas le nombre de sites, de références de produits dérivés qui se rapportent à la «Rimbaud attitude». Chacun désormais se veut plus ou moins « rimbaldien», quitte à dédaigner son aîné selon la logique sectaire de toute religion, même poétique. On ferait mieux de relire Verlaine, dont le génie s’évertue à n’avoir l’air de rien, chuchote à nos oreilles et saisit le frémissement du monde, comme lorsqu’il évoque, dans Colloque sentimental, deux personnages dans la pénombre d’un parc solitaire et glacé:

« Tels ils marchaient dans les avoines folles/Et la nuit seule entendit leurs paroles. »

Carte blanche précédente : « Ressourcement » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1233 du 30 octobre au 5 novembre 2020

Carte blanche suivante : « Hommage aux brasserie » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1237 du 27 novembre au 3 décembre 2020

Lire aussi : « Non au mariage forcé de Rimbaud et Verlaine au Panthéon! » par Benoît Duteurtre dans le Figaro du 19 et 20 septembre 2020

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.