L’art contre la culture, entretien avec Benoît Duteurtre
Fort de nombreuses polémiques sur le bien-fondé de l’art officiel, d’une formation de musicien, d’un ouvrage théorique renvoyant l’avant-garde musicale contemporaine à ses propres contradictions, Benoît Duteurtre est un homme qui dérange. Sa critique des établis de la culture permet d’y voir plus clair dans le vide artistique de notre fin de siècle. Benoît Duteurtre pratique également l’art de l’écriture. Son souci du détail et son attachement à observer minutieusement le quotidien lui ont permis de peindre un portrait acerbe et ironique de notre société. Tout doit disparaître fut pour lui l’occasion de replonger dans l’univers très parisien de la critique musicale et du journalisme.
« J’ai écrit ce roman à partir de mon expérience. J’ai collaboré à de nombreux journaux, allant du Monde de la musique à Révolution en passant par La Vie catholique, des magazines féminins, et même un certain nombre de publications érotiques. Ma principale découverte a été de m’apercevoir que la grande presse se voulant représentative de l’esprit du temps – comme Elle – est d’une certaine façon plus pornographique que des publications très bas de gamme. La première utilise les mêmes clichés et les mêmes procédés démagogiques mais en les présentant comme un véritable discours. Finalement, Tout doit disparaître est un voyage cauchemardesque et comique dans la société actuelle dont les média ne sont pas la «maladie» mais le reflet. Mon personnage, un jeune journaliste faisant ses débuts dans la presse musicale, s’imagine naïvement entrer dans un milieu de libres penseurs et de passionnés d’art mais finalement ne rencontre que des gens occupés à décliner des poncifs sur la modernité musicale. Ce journalisme n’est jamais à l’avant-garde de la critique ou de la curiosité mais toujours à la remorque du dernier lieu commun. Il s’agit de célébrer les puissants, d’attaquer les faibles et de consolider l’édifice officiel. Et mon personnage entre dans la danse avec un mélange de cynisme et de maladresse.»
Cet édifice officiel Benoît Duteurtre en a longuement analysé les origines dans son ouvrage Requiem pour une avant-garde.
« Dans la seconde moitié du siècle, le vaste élan moderne de découverte et d’affranchissement – dans les arts comme dans toutes les activités humaines – s’est vu souvent réduit à un ordre conventionnel. L’esprit d’aventure de la «première modernité» – celle des artistes du début du XXe siècle – a fait place chez un certain nombre d’artistes-théoriciens, tels Boulez ou Robbe-Grillet, à un langage dogmatique souvent stérile qui réduit la modernité à une série de procédés conventionnels, au lieu de ranimer l’esprit d’aventure. Ce que j’appelle : académisme d’avant-garde. Cette transgression transformée en système constitue la double négation de la tradition ancienne et de l’aventure subversive moderne. Nous pouvons observer, dans le domaine social, le même renversement de l’affranchissement moderne : l’industrie du tourisme est devenue la négation même du voyage. Le marché sexuel s’apparente souvent à la négation de la liberté sexuelle, avec ses principes de séparation et de spécialisation, dont le milieu gay donne souvent l’image caricaturale.»
S’en suit la mise en lumière des paradoxes d’un art qui se veut d’avant-garde mais suivant à la lettre les dogmes de son époque.
« Les thèses de Pierre Boulez et de ses disciples appliquent au domaine des arts le culte de la science et du progrès. Pour eux, le seul avenir possible de la création musicale passe par l’alliance de la recherche scientifique et de la composition musicale. Théorie qui se traduit dans l’institution, grâce à la volonté de Pompidou, par l’existence d’un centre de recherche, l’IRCAM, dont le but est de rapprocher les ingénieurs et les compositeurs pour inventer l’art du siècle prochain. L’art serait donc sauvé par la science. Par ailleurs, c’est l’application d’une vue très simpliste du progrès en art qui consiste à vouloir fabriquer une musique de plus en plus moderne en imitant et en amplifiant toutes les innovations antérieures. Par exemple on pense que l’on va atteindre des sommets de modernité en poursuivant les tendances harmoniques de Schönberg, et en allant plus loin dans l’émiettement des formes en germe chez Debussy. La «première modernité» est ainsi pastichée jusqu’à l’extrême de l’inaudible. L’oreille humaine ne peut percevoir un langage, harmonique et rythmique aussi haché et discontinu obéissant à des lois purement numériques. La musique post-sérielle de Pierre Boulez s’enferme derrière des murs d’hermétisme ; alors qu’au même moment, d’autres compositeurs ont inventé une musique nouvelle sur des bases rythmiques et harmoniques complètement différentes. Je pense par exemple à Steve Reich et à la jeune école américaine, longtemps ignorée et méprisée en France.»
Encore plus extrémiste, un concert de taureaux décrit dans Tout doit disparaître.
« Ce concert dans une arène a réellement eu lieu. Un de nos grands compositeurs a donné, devant et un parterre de pontes de la culture française, une création avec des micros accrochés sur les cornes de taureaux afin de recueillir les cris des animaux. Le tout, repris et recomposé par ordinateur, produisait un vacarme terrifiant, surtout pour les taureaux, qui restaient paralysés au centre de l’arène. L’intérêt romanesque était de montrer comment, à notre époque, des scènes totalement absurdes, folles, ridicules, peuvent se produire sérieusement au centre de la vie quotidienne ou des célébrations officielles sans que personne ne s’aperçoive du grotesque de la situation.»
La rupture s’opère quand le théoricien remplace le compositeur, l’auteur engagé l’écrivain, le philosophe le peintre ; quand le sens de l’Histoire arbitrairement déterminé vient percuter l’histoire de l’art.
« Le discours des modernes d’après-guerre est avant tout politique. Ils semblent obsédés par une oppression qui serait, en musique, la tyrannie du principe mélodico-harmonique ou, pour le roman, la dictature du personnage, de l’histoire et de la chronologie. Ils veulent rompre avec des siècles de barbarie. Mais en réalité, les langages artistiques sont moins fondés sur un ordre établi que sur une expérience et une découverte en perpétuel mouvement.
La richesse d’un art vient aussi, paradoxalement, des limites de son domaine même si, bien sûr, on peut tout essayer. Le roman semble toujours plus riche, plus stimulant, plus ouvert, dans un certain cadre narratif. Proust ou Kafka ont exploré de nouvelles possibilités romanesques mais leurs oeuvres s’inscrivent dans le prolongement de toute l’histoire et ne cherchent pas simplement à larguer les amarres. Bien sûr, on peut rejeter à la fois la narration, le personnage, l’histoire, la chronologie, mais c’est souvent pour déboucher sur un territoire non plus vaste mais plus stérile ; de même je n’ai rien contre la musique atonale ; mais elle me semble simplement très pauvre et monotone.» De nos jours l’art se vante de descendre dans la rue et de se mêler au quotidien. Démocratisation de la culture nous dit-on. Ne serait-ce pas plutôt une overdose, une asphyxie sous une montagne de fausse création ? «Chaque fois qu’à Paris je vois une boulangerie remplacée par une galerie d’art cela me rend malheureux. Et je ne suis pas plus heureux quand je vois à New York, le quartier de la prostitution racheté par la compagnie Disney et transformé en centre de loisirs pour les familles. Tout ce qui fait la richesse de la vie, son grouillement, ses incohérences, ses contradictions, tend à disparaître sous l’invasion de la marchandise congelée, préfabriquée, fantasmatique. Simultanément la pseudo-culture «sérieuse» prétend s’approprier et mettre en scène tout ce qui appartenait simplement au quotidien. La théorie néo-conceptuelle des disciples de Duchamp prône que tout est art : que le moindre fragment de la vie quotidienne est une source d’art, que le témoignage le plus banal est de la littérature sans passer par cette imagination, cette fantaisie qui sont le propre de l’art. Il s’agit en somme d’expliquer qu’on ne mange plus, qu’on ne meurt plus mais qu’on fait de l’art et que toute la misère du monde est une oeuvre d’art. Pour moi, l’art est autre chose : les émotions extraordinaires qu’il peut éveiller me semblent à la fois plus réelles, plus intéressantes et plus riches que cette conceptualisation du quotidien.»
L’avant-garde accumule les matériaux et porte chaque objet au rang de fétiche : flagrante convergence avec la société de consommation. « Les situationnistes en ont parlé bien avant moi : « la différence fondamentale entre l’art moderne novateur et la génération actuelle, c’est que ce qui était anti-spectaculaire se répète intégré dans le spectacle, accepté.» Il est révélateur que la critique debordienne du capitalisme moderne trouve sa source dans une réflexion sur le renversement de l’expérience artistique du début du siècle. Il existe un parallèle évident entre l’évolution de l’art contemporain et l’avènement d’un système de fabrication d’objets que l’on peut répliquer à l’infini. La pression du marché sur l’art se traduit par cette obsession du culturel qui a envahi tous les domaines de la vie, de la morale jusqu’à la politique. La culture est devenue aussi ce combat moral, humanitaire qui est soumis a l’idéologie de l’époque. Et tout cela n’a, selon moi, rien à voir avec la question précise de la création artistique : avec la force mystérieuse d’un ballet de Stravinski ou d’un film de Fellini.» Comment sortir de l’impasse ? Benoît Duteurtre est un amoureux de l’accordéon musette ou du jazz mais aussi un farouche défenseur de LA soul ou de la salsa. Le renouveau se trouve peut-être en germe dans une création dite populaire, allant à rebours de l’hermétisme et de l’intellectualisme. «Des perspectives réellement nouvelles apparaissent parfois dans des champs artistiques relativement simples. Ecrire des romans, tenter de cerner les histoires ou les décors de notre époque, dans ce qu’ils ont d’étrange et de romanesque – comme l’ont fait, au cinéma, certaines comédies italiennes de l’après-guerre -, explorer l’infini des agencements mélodico-rythmiques et les formes musicales nouvelles mises à jour dans les rues autant que dans les laboratoires. Pierre Boulez a affirmé que le jazz est une musique pauvre rythmiquement, et ses amis voient dans la musique afro- américaine un phénomène purement commercial : clichés d’une pseudo-gauche culturelle arrivée au pouvoir dans un mépris absolu pour tout ce qu’elle ignore. Même si la musique contemporaine est souvent invendable,elle constitue la bonne conscience de cette culture. Plus intéressante me semble l’émergence, ici ou là d’une peinture vivante, d’une musique qui innove et invente. C’est toute l’histoire de la musique noire américaine,régulièrement récupérée, intégrée, appauvrie par le système commercial, mais qui n’a jamais cessé de se renouveler, avec un temps d’avance sur l’industrie du disque. Ouvrons les yeux et les oreilles.»
Nicolas Vey