Ma belle époque – Chroniques de Benoît Duteurtre, Yannick Rolandeau, Parutions.com, 11 janvier 2008

Ma belle époque – Chroniques
de Benoît Duteurtre
Bartillat 2007 /  20 €- 131  ffr. / 288 pages
ISBN : 978-2-84100-400-3
FORMAT : 12,5cm x 20,0cm

L’auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L’Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.

 

Fugue et dissonances

S’il est impossible de retranscrire tout ce que l’auteur nous fait découvrir, insistons sur l’aspect plus « sérieux » pour une fois. Parfois, le ton monte, plus incisif, sans se départir d’une bonne dose d’humour. «Noce gay pour petits-bourgeois» est l’un des articles les plus offensifs du livre. Benoît Duteurtre s’en prend au fait qu’une minorité de militants pour la cause homosexuelle fasse dans la surenchère permanente et obsessionnelle en plus de s’approprier l’identité de toute une « communauté ». Il écrit ainsi : « Il m’avait toujours semblé qu’un des avantages de l’homosexualité était, justement, d’échapper au cadre préétabli du mariage et de la vie de famille. J’étais naïvement convaincu que ce petit désordre de la nature permettait de s’égarer sur des voies moins tracées, vers des plaisirs plus secrets, vers d’autres difficultés, sans doute en contrariant cet ordre social un peu rasoir que sont la vie de ménage et la filiation. » (pp.60-61) Et il rajoute : « Aujourd’hui, j’ai plutôt l’impression d’assister à un glissement bizarre qui, du simple droit d’être homosexuel se transforme en «demande d’accès rapide aux normes familiales», formulée par une minorité d’homosexuels et leurs amis prêts à n’importe quoi pour prouver qu’ils ne sont pas homophobes, et facilement béats devant tout ce qui se présente comme un enjeu politique égalitaire. » (pp.61-62).

Le texte est percutant car il pointe une étrange idée, celle que des homosexuels militent pour le mariage ou pour l’homoparentalité alors que l’homosexualité comme son nom l’indique, est l’amour pour un même sexe. En conséquence, si être homosexuel n’est pas un « choix », il implique d’en assumer logiquement toutes les responsabilités. Or, en réclamant l’homoparentalité, n’y a-t-il pas un déni de l’homosexualité dans toute sa réalité ? Pour Benoît Duteurtre, ces groupes de pression cherchent leur survie en trouvant des boucs émissaires facilement repérables, le réactionnaire et le fasciste.

D’autres textes suscitent l’admiration pour leur verve, notamment quand Benoît Duteurtre pointe les contradictions de différents discours. Dans «Vive la gauche réac !», il remarque que l’abandon de la logique du service public à la SNCF par exemple (même prix du kilomètre pour tous les citoyens) est saccagé pour une rentabilité folle dans les tarifs ou déguisé dans un discours « progressiste ». Sujet toujours d’actualité où l’on s’en prend aux syndicats arc-boutés sur leurs fameux acquis sociaux comme si le progrès social s’opposait au progrès économique ! Réflexion piquante car cela conduit l’auteur à s’interroger sur le sens des mots et à relever les contradictions d’une gauche néolibérale qui ne cesse d’entonner discours progressiste et culte du « bougisme »… socialement et concrètement régressifs !

Mais les textes les plus saisissants sont «Dans chaque vache un humain sommeille» et «Le plus banal des mondes» qui nous mettent vigoureusement en garde contre la logique utilitariste et économiste de notre monde. Dans le premier, si Benoît Duteurtre avoue qu’il mange volontiers du bœuf, il ne peut pas assimiler une vache à une banale marchandise. Il voit même dans le fait d’agrafer un numéro de matricule dans l’oreille de la bête «comme une empreinte épouvantable de l’organisation totalitaire sur l’histoire universelle » (pp.166-167). Que l’on ne s’y trompe pas, l’auteur met bien en parallèle une logique dans deux domaines (le traitement industriel des vaches et les camps) en apparence différents mais qui procède d’une même volonté technique. Et si Benoît Duteurtre, dans un passage touchant, évoque sa rencontre avec un troupeau de vaches et saisit dans ce «mélange d’incompréhension et de considération mutuelle» l’unité mystérieuse de l’univers, (p.166), il n’y a là aucun sentimentalisme mais la critique de la brutalité de cet absurde engrenage économique qui abâtardit tout le vivant en une pure fonctionnalité morbide.

«Le plus banal des mondes» critique cette modernité qui s’est tout d’abord accompagnée d’un rêve d’émancipation, déployé dans la science et la technique (voiture, avion, téléphone…), dans la vie sociale (liberté de pensée, liberté de mœurs…) et la création artistique (Debussy, Stravinski, Picasso, Matisse, Kafka, Méliès…) mais qui semble se retourner à l’envers en une forme d’asservissement sans égal : soumise à l’économie jusqu’aux formes nouvelles du néo-capitalisme qui investit la moindre parcelle de vie privée. Plus le progrès s’étend et plus l’industrie touristique fait régner sa terreur festive et son circuit obligé (charters, tours opérateurs, aéroports comme des cliniques, hôtels internationaux, vitesse de la visite). La médecine est devenue une machine à guérir, annexe de l’industrie pharmaceutique, ne cessant d’ »hygiéniser » les esprits, tandis que les télécommunications isolent de plus en plus les individus, les rendant de plus en plus irascibles. Sans oublier que l’informatique et la télévision déréalisent à tour de bras. Ah, la chaleur de la rencontre et de la découverte de l’autre derrière un écran d’ordinateur !

Benoît Duteurtre développe sa critique du progrès pour en pointer la folie technique et rentable administrée à toute la planète. Que reste-t-il alors à vivre et à aimer dans un monde si banal et si prévisible, quadrillé par la logique financière ? Un progrès économique que de relancer la consommation, transformant le chef de l’état en VRP ? D’écouler les marchandises et de polluer un peu plus la planète par de nouvelles marchandises ? Commentant un discours du Président de la république, il écrit : «Selon son prêche — comme celui de ses prédécesseurs —, le rôle de la politique consisterait à stimuler la machine économique, en relançant la consommation, afin de créer des emplois. Dans cette étrange logique, il ne faut pas développer l’agriculture pour manger plus, mais manger plus pour soutenir l’agriculture, rouler plus pour soutenir l’automobile, etc. La consommation frénétique sert moins à jouir des richesses qu’à lutter contre le chômage. L’essor de l’économie ne doit plus libérer l’homme mais lui permettre de trouver un poste. La «bonne santé d’une économie» ne se mesure pas à la quiétude qu’elle apporte mais à sa capacité de produire toujours davantage, afin d’endiguer l’augmentation du chômage… qu’elle engendre simultanément par la réduction continuelle des coûts et les concentrations d’entreprises.» (pp.152-153)

Benoît Duteurtre questionne l’épineux destin de l’économie et de la politique où chaque homme politique ne devient qu’un technicien débitant ses recettes. Biens jetables, surproduction d’objets inutiles, saturation du consommateur, le monde devient un guichet où tout se vend, se paye, s’organise par souci de rentabilité. En regard, le monde se dégrade : déficit des finances, réduction obligée des coûts, déclin des organismes de protection sociale, crise scolaire, nouvelle pauvreté, dégradation des services publics, destruction de toute forme d’artisanat, production de masse… Le libéralisme économique en est réduit à gérer une situation de faillite permanente. Le monde devient aussi banal qu’un paysage autoroutier auquel l’auteur fait allusion avec son sens remarquable du concret (la description des pompes à essence).

Devant tant de dépenses inutiles (en téléphone portable, en perte de temps dans les embouteillages, etc.), « est-ce la vie que nous avions rêvée ? », demande-t-il lucidement.

 

Yannick Rolandeau

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