DÉNONCIATIONS
Au bal des faux-culs
Sommes-nous des pions entre les mains des « élites » ? Gilles Martin-Chauffier démonte un fait-divers pour écrire le roman de la tartufferie des puissants. Benoît Duteurtre choisit le conte philosophique pour alerter sur les dérives d’un libéralisme qui serait éco-responsable.
Un ado d’origine maghrébine meurt dans une cité de la banlieue après avoir croisé un gardien de la paix. On est en plein été 2016, la France rêve de vacances peinardes et les ministres de villégiatures au bord de l’eau. On vous la fait courte : du ministère au commissariat en passant par la mairie, les avocats et les revendeurs de came de la cité, faut juste étouffer l’affaire, éviter que tout s’embrase et éloigner les charognards de BFM-TV. Qui a tué le môme ? Tout le monde s’en fout. Le policier est coupable ? Puisqu’on vous dit que l’on s’en tape le coquillard…
Gilles Martin-Chauffier donne la parole à tous les protagonistes de cette sordide affaire pour livrer un roman passionnant, glaçant, désabusé, souvent très drôle et toujours féroce sur la tartufferie des gouvernants et les lâchetés des journalistes, avocats, fonctionnaires… Sur ce coup-là, « gros coup d’bol », un mongolito fait un carnage avec son camion-bélier sur la Croisette des Anglais. Les médias et l’indignation générale ont rendez-vous à Nice. La « Cité noire », quant à elle, n’intéresse plus grand monde, on peut fermer le cercueil du môme…
Avec des dialogues aussi efficaces qu’un Benalla dans une manif, le rédacteur en chef de Paris-Match livre une démonstration impeccable de justesse sur une société de castes autoproclamées, d’élites consanguines, de communicants corrompus. Anarchiste de droite qui mettrait tout le monde dans le même panier, Gilles Martin-Chauffier ? Trop simpliste. L’auteur aime la France, celle qui fait un double doigt d’honneur à cette comédie du pouvoir, zappe les corps intermédiaires, survit avec ses règles et ses lois non écrites… L’ère des suspects est une version moderne du bal des faux-culs et – un peu – le pendant français du Bûcher des vanités de Tom Wolfe.
Révolution
Tout aussi grinçant et pertinent, façon conte philosophique voltairien, Benoît Duteurtre livre En marche ! (où a-t-il bien pu dénicher un titre pareil ?), chronique sur la manière dont les projets de société les plus séduisants peuvent partir en cacahuète. L’intrigue n’est pas datée, on parlera d’un futur proche qui ressemble furieusement à notre présent, un brin décalé. Nous sommes au lendemain d’élections qui ont donné une écrasante majorité au parti En Avant (suivez mon regard). Thomas, un jeune député fraîchement élu, décide de se rendre en Rugénie, un ex-satellite de l’ex-URSS qui applique, cas unique, la « révolution centriste éco-responsable » qu’il appelle de ses vœux. Une « globalisation heureuse » théorisée par un certain Stepan Gloss qui prône à la fois « la liberté économique, la protection des droits humains et la sauvegarde de la planète ».
Vous saisissez le miroir aux alouettes ? L’arnaque ? Thomas débarque à Sbrytzk, la capitale rugène, et va évidemment tomber de désillusion en désenchantement. Les voitures sont interdites en centre-ville ? Les bouchons (et la pollution) en périphérie sont abominables. La collecte des ordures ménagères a été privatisée ? Les éboueurs sont en grève illimitée, la puanteur en ville est insoutenable. Thomas a-t-il le malheur de sourire à une maman et son bébé ? Le voici conduit et interrogé au commissariat pour harcèlement.
Ce « meilleur des mondes » cache en fin de compte un régime autoritaire ? Les slogans martelés par une communication omniprésente et fanfaronnante rappellent étrangement ceux de l’ancien régime soviétique ? La démonstration de Benoît Duteurtre est implacable : le nouveau monde promis ressemble fort à l’ancien. La loi du plus fort continue de régner. L’individu soi-disant protégé est surtout contrôlé, cerné de normes et d’interdits. Jusqu’à l’absurde. Jusqu’à la défaite de la pensée. Il semble temps de créer un nouveau mouvement : Vigilants !
LIRE « L’ère des suspects » , Gilles Martin-Chauffier, éditions Grasset, 320 p., 20 €. « En marche ! », Benoît Duteurtre, éditions Gallimard, 216 p., 18,50 €.