Benoît Duteurtre, « L’Opérette en France », Revue Opérette, n°109, 15 octobre 1998, Jean-Claude Fournier

Benoît Duteurtre : Rencontre avec l’opérette

 

Didier Roumilhac vous a dit récemment tout le bien qu’il pensait de L’Opérette en France de Benoît Duteurtre publié aux éditions du Seuil. Auteur de romans et nouvelles, musicien, critique musical, producteur à la Radio… Benoît Duteurtre est une personnalité culturelle de premier plan que nous avons tenu à rencontrer.

Benoît Duteurtre est né à Sainte-Adresse, près du Havre, au début des « années soixante ». Il commence à écrire vers l’âge de 15 ans. Passionné de musique moderne, il étudie la musicologie à Rouen puis à Paris.
En 1982, encouragé par Samuel Beckett, il publie sa première nouvelle dans la revue « Minuit ». Il compose, gagne sa vie comme pianiste, fréquente les milieux de jazz et de variétés.

Après la publication de son roman, Sommeil perdu (Grasset, 1985), Benoît Duteurtre travaille comme critique musical et journaliste pour de nombreuses publications: « Le Monde de la musique », « Diapason », « Elle », « Playboy ». À partir de 1987, il publie des nouvelles dans la revue « L’Infini », dirigée par Philippe Sollers. Son roman L’Amoureux malgré lui (Gallimard, 1989) constitue le premier volet d’une « comédie de la vie moderne » qui se prolongera dans les livres suivants.
En 1991, Benoît Duteurtre crée avec le compositeur Marcel Landowski une association de concerts, destinée à faire connaître les principaux courants de la musique d’aujourd’hui. Il s’intéresse également aux compositeurs méconnus du XIXe et du XXe siècle et devient conseiller artistique de la « Biennale de la Musique Française » de Lyon. Son roman Tout doit disparaître (Gallimard, 1992), dresse un tableau tragi-comique du monde journalistique. En 1993, il tient le feuilleton littéraire des « Lettres Françaises » puis devient directeur de la collection « Solfèges » aux éditions du Seuil.
En 1995, Benoît Duteurtre écrit Requiem pour une avant-garde (Robert Laffont), un essai polémique sur la musique contemporaine qui provoque un vif débat dans la presse française et étrangère. Son roman Gaieté parisienne paru chez Gallimard en 1996, est salué par Milan Kundera comme « l’image d’une époque et de sa folie ». En 1997, Benoît Duteurtre publie Drôle de temps (Gallimard) qui obtient le « Prix de la nouvelle » de l’Académie Française.

Benoît Duteurtre est actuellement critique musical de l’hebdomadaire « Marianne », critique littéraire au « Figaro » et producteur sur France Musique. Il a signé, en 1997, une histoire de L’opérette en France (Le Seuil), couronnée par le prix Pelléas. Sa comédie Les malentendus paraîtra chez Gallimard en 1999.

– Comment s’est effectuée votre rencontre avec l’opérette?

– Grâce à Offenbach… et à Messager. Chez mes grands-parents, on écoutait souvent le disque de La Belle Hélène dirigé par Jules Gressier. J’aimais beaucoup. Puis j’ai un peu oublié tout cela. Devenu adolescent, j’ai monté des pièces de Ionesco avec des amis, je me suis beaucoup intéressé au surréalisme et au théâtre d’avant-garde. J’ai redécouvert le vieux disque d’Offenbach et j’ai trouvé qu’il s’en dégageait une sorte de loufoquerie, de folie, d’invention théâtrale qui allait même, par certains aspects, au delà de ce qui me passionnait alors. Ce « choc » m’a fait comprendre que l’invention, la modernité des premières opérettes rejoignait toute cette curiosité que j’avais pour l’art du XXe siècle. D’ailleurs les surréalistes adoraient Offenbach…
Un peu plus tard, toujours dans ma famille, j’ai découvert un autre disque des années cinquante composé d’œuvres de Messager comprenant des extraits des Deux Pigeons, de Véronique, des P’tites Michu, de Monsieur Beaucaire, les parties de baryton étant chantées par Camille Maurane avec beaucoup d’élégance. Et cela m’est apparu comme une musique extrêmement raffinée, riche, très belle, qui rejoignait l’art des grands compositeurs, Fauré ou Debussy. Mais à cette époque, j’habitais encore au Havre, où l’on ne donnait plus d’opérettes. Et dans les médias, si l’on évoquait le genre, seul le nom de Lopez était prononcé!

J’admire beaucoup les grands classiques, mais je ne suis pas du genre à me complaire dans l’écoute des dix grands chefs-d’œuvre du répertoire musical. J’ai constamment besoin de découvrir. Aussi ces deux rencontres ont été d’autant plus fortes qu’elles correspondaient à ma façon d’appréhender la musique.
Une autre expérience a été marquante lorsque je me suis installé à Paris. Cherchant à gagner un peu ma vie, j’avais été engagé comme pianiste dans un petit cours d’opérette tenu par Mr. Tharaud, qui travaillait avec Michel Dens pour des productions d’opérettes données dans le Nord.
Chaque semaine, je déchiffrais de nouvelles partitions, ce qui est la meilleure façon de découvrir une musique et de s’apercevoir qu’elle est intéressante. Mon attirance pour Messager et Offenbach s’est ainsi concrétisée et j’ai pu aussi découvrir d’autres compositeurs tels que Hahn, Audran, Lecocq…
Par la suite, devenu professionnel dans le milieu musical, je me suis occupé d’un grand festival de musique française à Lyon, dont l’un des moments forts était un concert dirigé par Manuel Rosenthal en hommage à l’opérette française. J’ai travaillé plusieurs semaines avec ce merveilleux chef qui connaît parfaitement le répertoire lyrique léger. Nous avons choisi ensemble des extraits, monté tous les numéros avec les interprètes… C’est à cette occasion que j’ai découvert les opérettes de Delibes.
Puis j’ai commencé à acheter des disques, jusqu’au jour où j’ai fait mes débuts à France Musique, ce qui m’a permis d’avoir accès aux archives inépuisables de l’orchestre lyrique et d’entreprendre la longue exploration d’un répertoire d’une richesse insoupçonnée. Ainsi, on entrouvre la porte d’un petit monde peu connu et, plus on avance, plus ce petit monde s’élargit jusqu’à devenir presque infini…

– Puis vous avez découvert les compositeurs des années folles…

– Dans un premier temps, de par ma formation, j’ai surtout voulu montrer qu’il y avait de grands musiciens parmi les compositeurs d’opérettes classiques. Mon autre idée était de défendre l’opérette française contre l’opérette viennoise.
C’est beaucoup plus tard, lorsque j’ai commencé à faire des émissions à la radio, que j’ai découvert l’opérette de l’entre deux guerres. Mais j’ai véritablement exploré ce répertoire à fond lorsque j’ai commencé à écrire mon livre. Ce qui s’est traduit par un nouveau coup de foudre. J’apprécie particulièrement, dans l’opérette des années folles, ce lien très étroit avec le théâtre, certains livrets étant des comédies fort bien faites, signées par des auteurs tels que Sacha Guitry, Albert Willemetz, André Mouézy-Eon et quelques autres. On ne retrouve l’équivalent que dans les ouvrages d’Offenbach, Terrasse ou dans quelques opérettes classiques.

Musicalement, il importe aussi d’établir certaines distinctions. Yvain est un grand musicien, un extraordinaire mélodiste qui pousse très loin l’imagination, le raffinement, le savoir faire dans la construction des ensembles, bref, un maître de l’opérette. Szulc avait également une excellente formation classique. Il faut savoir que c’est lui qui a préparé Jean Perrier lors des répétitions de Pelléas… Christiné, Moretti et d’autres entrent plutôt dans la catégorie des compositeurs de chansons.
Mais l’opérette devient alors un travail collectif. Même si les musiciens ne sont que des compositeurs de chansons, ils sont épaulés par de très bons librettistes et par des interprètes extraordinaires que nous avons la chance de connaître grâce au disque: Maurice Chevalier, Dranem, Arletty, Michel Simon, Jean Gabin. Un autre élément intervient dans la qualité de ces œuvres: le talent de l’orchestrateur capable de transformer un air entraînant en un véritable morceau de musique.
Dans ce répertoire, j’adore tout spécialement Toi c’est moi, un chef d’œuvre de la comédie musicale, avec l’orchestration toujours vivante et professionnelle de Marcel Cariven.

Ce travail d’équipe, on le retrouvera plus tard chez Francis Lopez dont le sens mélodique est incontestablement efficace: je dois le reconnaître, même si je ne suis pas du tout un « lopezien ». Sa réussite constitue l’aboutissement d’une formule qui a vu le jour au début des années trente, où les effets de mise en scène deviennent prépondérants. Le succès de Lopez est aussi celui d’une formule collective ou des arrangeurs et chefs d’orchestre (Jacques-Henri Rys, Paul Bonneau), des interprètes (Mariano, Guétary), des metteurs en scène (Lehmann), des paroliers (Vincy) sont partie prenante. Qu’on l’apprécie ou non, il est difficile d’ignorer ce phénomène dans l’histoire du spectacle en France.

– Après la guerre, contrairement à la période précédente, peu de grands musiciens se sont intéressés à l’opérette…

– C’est vrai. Au cours de l’entre deux guerres, l’état d’esprit des plus grands artistes, même dans les milieux d’avant garde, était plein de sympathie pour le divertissement et la musique populaire. De Vincent d’Indy au Groupe des Six, les musiciens « sérieux » s’intéressaient à l’opérette qui représentait pour eux une expression typique de l’esprit français. Par contre, après 1945, la nouvelle génération de musiciens a manifesté une réaction violente contre l’art du divertissement. Elle s’est tournée vers l’Allemagne et, n’ayant plus comme modèle que l’école de Vienne, elle a fait preuve d’un certain rejet de l’école française. Avant guerre, les Honegger, Ibert, Rosenthal, Thiriet, Delannoy composaient des opérettes. Leurs successeurs ont préféré s’investir totalement dans des œuvres ambitieuses, abstraites, intellectuelles, visionnaires. Le triomphe d’une opérette à grand spectacle malgré tout assez « bas de gamme » les a vraisemblablement confortés dans l’idée que ce genre musical était mineur.

– Comment vous est venue l’idée de faire un livre sur l’opérette?

– J’ai d’abord écrit Requiem pour une avant garde, un ouvrage assez polémique sur la musique contemporaine de ces quarante dernières années. Puis j’ai rédigé ce livre sur l’opérette française… Je n’ai certes pas voulu opposer Maurice Yvain à Pierre Boulez! Cela n’aurait pas de sens… mais, considérant qu’il y avait une réaction injuste, dans les milieux intellectuels contre l’esprit de divertissement, j’ai souhaité réhabiliter ce dernier, en montrant que l’histoire de l’opérette appartient à l’histoire de l’art.
Ma génération n’a pas connu les grandes heures de l’opérette ni même son déclin. Peut-être que cela m’a donné un certain recul pour tracer une perspective du genre depuis ses origines jusque vers les années soixante. Alors que les auteurs contemporains qui ont écrit sur le sujet, impliqués qu’ils étaient dans les spectacles du Châtelet ou de Mogador, accordent peut-être trop d’importance à cette période, simplement parce qu’ils l’on vécue.

– Quelle seront vos prochaines contributions à cette réhabilitation de l’opérette?

– J’ai toujours eu envie d’écrire un livre sur Messager. Un personnage extraordinaire à la croisée de plusieurs mondes: le grand chef d’orchestre classique, le compositeur moderne, proche de Debussy, le musicien d’opérette. Ce projet est en attente car il demande un travail de recherche très important.
Un éditeur m’a également demandé un livre sur Reynaldo Hahn. Ce qui est peut-être plus facile, car il existe beaucoup d’écrits du compositeur de Ciboulette.
Ce qui est passionnant chez Hahn et Messager, c’est qu’ils prouvent que l’opérette n’est pas seulement un type de spectacle populaire, un peu marginalisé, mais un lieu de rencontre pour toutes les formes d’art et de civilisation d’une époque. Quand on parle de Hahn, on pense à Proust, Verlaine, Mallarmé qui étaient ses amis, on pense aux grands peintres qu’il a connus; et aussi à Marie Dubas, Arletty et Yvonne Printemps avec lesquelles il a travaillé.

– En conclusion?

– Pour moi, l’opérette n’est pas un spectacle de « seconde catégorie ». Le but de mon livre est de démontrer pourquoi un certain divertissement musical, au cœur de la vie parisienne pendant un siècle, facile à première vue, a intéressé tous les artistes de l’époque qu’il couvre: pourquoi on rencontre dans l’opérette aussi bien Verlaine que Chabrier, Alfred Jarry que Claude Terrasse qui ont écrit ensemble Pantagruel.
Je me suis passionné parce que c’est un combat difficile que de réhabiliter l’opérette. Je me souviens de dîners mondains au cours desquels je m’amusais à parler d’opérette. Je voyais quelques regards moqueurs ou sceptiques autour de moi. Je faisait alors découvrir aux convives un morceau susceptible de leur faire connaître un aspect de l’opérette qu’ils étaient loin d’imaginer…
Il faut se battre contre les idées reçues, contre les clichés. C’est ce qui m’a toujours passionné.

Propos recueillis par Jean-Claude Fournier

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