Duteurtre, entre les lignes
On sait gré au chemin de fer de nous avoir offert quelques chefs-d’oeuvre de la littérature, au premier rang desquels Cendrars et sa Prose du Transsibérien, Morand et sa Nuit de Constantinople et d’autres titres enchanteurs parmi lesquels La Madone des sleepings. Hélas, apprend-on, Rome n’est plus dans Rome et le train de 8h47, cher à Courteline, a été supprimé. Avec un petit libelle qui sort ces jours-ci, Benoît Duteurtre n’envisage pas de s’inscrire dans cette lignée mais plus modestement de s’offrir une grande querelle : la SNCF. Amateur des lignes secondaires qui l’emmènent depuis plus de trente ans vers Le Havre ou Saint-Dié, l’auteur de Voyage en France a une idée précise de l’évolution du transport ferroviaire en France: il la juge catastrophique.
Dans cet essai, roboratif à bien des égards, ses lecteurs retrouveront quelques-uns de ses thèmes de prédilection: le TGV est-il le fleuron des trains ou leur fossoyeur ? Peut On parler de progrès s’il est impossible de faire commodément Melun-Saint-Flour? Qu’est devenu ce qui était la noblesse de la SNCF : le billet bon marché, sans réservation et échangeable ? Avoir un train d’avance, ce n’est pas forcément une bonne idée. Qu’on se rassure, Duteurtre n’écrit pas pour les lecteurs de La Vie du rail. Son emportement est d’intérêt général, tant la SNCF lui paraît être le reflet de notre pays et de notre temps. Par exemple, ce qui le choque, c’est moins l’évolution technologique dont il goûte comme tout un chacun les avantages que la phraséologie qui l’accompagne, à grand renfort de campagnes de communication. Duteurtre a l’œil qui furète, l’oreille qui traîne. Il a le don pour repérer dans un train ou une gare le détail qui tue, le mot de trop. Le cheminot saisi par le démon de l’air du temps, voilà l’ennemi. Son jargon kafkaïen est devenu une épreuve sinon une occasion de fou rire: entre «l’incident voyageur » et « l’étiquetage des bagages obligatoire afin qu’ils ne soient pas considérés comme des colis abandonnés », ce qui s’annonçait comme un voyage ordinaire devient une épopée tragicomique, sous haute surveillance, à peine adoucie par la voix suave du préposé à la voiture-bar qui vante son «panier de viennoiseries ».
Les gares aussi ont changé, note Duteurtre. Sans même parler de celle de l’Est, pourtant devenue lieu de mémoire depuis les journées d’août 14, les austères terminus parisiens ont été transformés en vulgaires galeries commerciales, comme on en trouve à la périphérie de toutes les villes.
Il s’insurge aussi en poète: qu’est devenue la célèbre salle des pas perdus, lieu de départ de tant d’histoires d’amour et de romans policiers ? Disparue, comme si elle était une hérésie : comment la modernité tolérerait elle le moindre pas perdu? On retrouve tout au long de ces pages un ton sarcastique qui rappelle celui d’un Philippe Muray ou d’un Simon Leys (celui du Bonheur des petits poissons), non dénué de tristesse. Au-delà du folklore ferroviaire qui a tant nourri notre imaginaire, Duteurtre, écrivain français jusqu’au bout de la plume, est rongé par la désagréable impression qu’il y a quelque chose de brisé au royaume du train. Que le pays des merveilles tant prôné par la SNCF n’annonce pas le bonheur des usagers, ce qui avait pourtant pu apparaître jadis comme une mission de service public.
LA NOSTALGIE DES BUFFETS DE GARE De Benoît Duteurtre, Payot, 112p., 14 €.