Alain Besançon, Commentaire Numéro 80, hiver 1997-98 Plon.

Plaisir littéraire

 

Nous connaissons tous la succession suivante : nous lisons dans la page littéraire du journal la recension d’un livre. Admirative, élogieuse, enthousiaste, extatique. Personne n’a jamais écrit comme ça ! Le roman recommence à zéro avec ce livre ! Balzac, Flaubert, Proust peuvent aller se rhabiller ! Sceptiques, mais on ne sait jamais, car grande est notre faim de littérature, nous demandons le livre dans la librairie du quartier, un peu gênés parce que nous sentons que nous allons nous faire avoir et peut-être le libraire le sait-il aussi déjà. Nous ouvrons, nous lisons une, deux pages, consternés par la misère du style, atterrés par la bassesse de la pensée, et nous le jetons à la corbeille, si du moins nous n’avons pas de jeunes enfants à la maison, parce qu’ils pourraient le récupérer et le lire à leur tour en faisant courir à la pureté de leur goût le plus grave péril.

Le livre dont je vais parler, d’une tout autre nature, ne m’a pas été recommandé par les critiques, on devinera pourquoi, mais par un ami. Je ne connais l’auteur que de nom, parce qu’il s’est fait insulter dans les journaux pour avoir jeté quelques doutes sur la valeur universelle de la musique de Boulez.

Le sujet de ce livre est une passion qui n’est pas partagée par la plupart des hommes, I’homosexualité. Mais beaucoup de passions ne le sont pas non plus, et il est rare que celle de l’avarice, de la luxure, de la collection soient poussées au degré où elles parviennent chez Grandet, Hulot, Pons. Il nous suffit que cette passion soit humaine et que l’auteur, en nous en montrant les effets, le développement dans l’âme, rejoigne l’humain en général et la vérité de notre condition.

La littérature qui tourne autour de cette passion est abondante en France comme ailleurs. Il est rare que les grands noms qui s’en sont occupés, Proust, Jouhandeau, pour ne citer qu’eux, aient eu le courage de la regarder d’un œil froid, en elle-même. Ils dissimulent, ou bien justifient, s’en défendent ou s’en vantent. Tel n’est pas le propos de Duteurtre. Il la considère comme un donné. Son héros aussi ne se demande jamais pour quelle raison il est homosexuel, ni si c’est bien ni si c’est mal : il l’est, et nous le voyons, comme on dit aujourd’hui,  » vivre avec « . Il ne lui vient pas à l’esprit de se plaindre, ni, comme font les personnages de Rinaldi, de prendre une pose mi-pathétique mi-revendicative, comme si cette idiosyncrasie les mettait à part et leur donnait cette sorte de supériorité que s’accordent les initiés.

Tout au contraire Duteurtre installe son personnage dans la commune humanité. Dans les romans paysans, de Tolstoï, par exemple, ou de Zola, les paysans sont décrits comme des paysans. Une des raisons pour laquelle j’ai beaucoup apprécié La Vouivre de Marcel Aymé, c’est que le héros paysan est un homme, animé par des passions d’homme, la colère, la méchanceté, l’amour, et non un paysan avec des passions mises en forme paysanne. Ainsi, le Nicolas de ce roman ne se réduit en aucun cas à la particularité qui est la sienne, même et surtout lorsqu’elle l’entraîne fort loin et malgré lui dans des situations qui meurtrissent affreusement son attachement naturel au beau et au bien.

Nicolas est un fonctionnaire de l’État culturel, payé 20 000 F par mois pour collaborer à mi-temps à une revue subversive subventionnée. Il n’est pas content de lui ni de sa vie. Il tombe amoureux d’un garçon, dont il ne tarde pas à découvrir le vide, qui ne cesse de le décevoir, ce qui ne diminue pas sensiblement l’amour qu’il a pour lui. Le garçon  » va avec  » un ami de Nicolas, militant gay. Les pages où cet ami expose l’idéologie P.C. gay, où nous est racontée une expédition en banlieue nord, en compagnie d’une  » lesbienne chrétienne  » également militante, pour porter la bonne parole aux blacks, sont d’un haut comique et d’une ironie délicieusement froide. Le bel étudiant  » se met  » avec un vieil Américain riche. Je dois dire qu’ici le roman faiblit un peu et frôle la caricature mais il se rattrape, à cause d’un épisode qui se passe dans feu la piscine Deligny, ou Nicolas essuie une humiliation atroce. Puis reprend la suite des jours.

Le talent de Duteurtre fait que nous sommes touchés par les malheurs de Nicolas. Mais un bon roman ne fait pas que suivre la ligne mince d’une vie. Autour, il faut qu’on sente vivre une société et un pays. Ou mourir. Bien plus accablante en effet que la vie de Nicolas, en tant qu’homosexuel, est sa vie en tant que parasite  » culturel  » et néanmoins civilisé et qui voit s’effriter sous ses yeux cette civilisation. Le bord de mer souillé, Paris qu’on démolit, l’infernale musique, la partie  » rave « , la fête musicale d’État, la niaiserie des idées obligatoires, en particulier celles qui rabaissent un grand drame humain à une singerie satisfaite, voilà ce qui forme le fond du tableau. Je n’ai jamais vu traiter de manière aussi saisissante la rupture entre les générations que par le tableau des jeunes lycéens  » homo « , lisses, indifférents, complices entre eux, qui ne fument pas, ne boivent pas, du moins ne boivent que des jus de fruits, ne se régalent que de bonbons et de sucettes, inaccessibles, informes et cyniques éromènes pour des érastes désarçonnés, qui en sont encore au whisky et ne comprennent plus rien. Le roman nous tend un miroir où se reflètent, directement ou non, plusieurs de nos inquiétudes quant à notre pays.

Benoît Duteurtre écrit simple, au ras des choses. C’est ce qu’il fallait pour éviter les fautes de goût, et, de fait, je n’ai relevé ni vulgarité ni obscénité jusque dans des scènes de la plus anatomique précision. C’est ce qu’il fallait pour tenir le ton général qu’on pourrait qualifier de comique. Quel comique ? Le comique triste de Flaubert. Flaubert rapporte avec froideur et positivement un discours, une opinion, jusqu’à ce que la bêtise ou la cruauté que contient ce discours, que dénote cette opinion, les fassent éclater et suscitent chez le lecteur l’ébahissement, l’indignation devant  » l’hénaurme « . Je suppose que Duteurtre a lu bien d’autres auteurs, mais il me semble qu’il a particulièrement étudié celui-là. Je retrouve discrètement employés les jeux flaubertiens de l’imparfait et du passé simple. Exemple :  » Nicolas se remit en route à travers champs, observa des vaches dans un pré. Des morceaux de plastique orange étaient agrafés dans leurs oreilles, portant des numéros.  » Ou ce trait d’ironie typiquement flaubertien décoché contre le vandalisme des restaurateurs :  » Au sommet de chaque tour [de Notre-Dame], des jets d’eau sablonneux, projetés par des machines puissantes, polissaient lentement la pierre, afin de rendre à Paris son éclat.  » Je retrouve aussi dans les fins de chapitres ces dernières phrases courtes et comme étouffées qui respirent l’amertume. Je retrouve même cette chute que tout lecteur de L’Éducation sentimentale sait par cœur:  » Sa lettre n’arriva pas. Ce fut tout.  » Rien que pour cela je remercie chaleureusement Benoît Duteurtre. Ce n’est pas rien m’avoir donné, en France, dans ma langue natale, en 1997, un moment de plaisir littéraire.

Alain Besançon

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