La Cité heureuse de Benoît Duteurtre, Yannick Rolandeau pour Parutions.com, 16 août 2007

La Cité heureuse
de Benoît Duteurtre
Fayard 2007 /  18 €- 117.9  ffr. / 281 pages
ISBN : 978-2-213-63420-3
FORMAT : 13,5cm x 21,5cm

L’auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le cinéma de Woody Allen (Aléas) et collaborateur à la revue littéraire L’Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.

 

Les grands nuages blancs

Milan Kundera avait écrit un article intitulé «L’école du regard» concernant le roman de Benoît Duteurtre Drôle de temps, pour faire remarquer que le travail spécifique du romancier était justement ce regard concret sur le monde, sur des réalités que l’on mésestime bien souvent. Kundera écrit précisément : « Duteurtre observe et décrit ce qu’il voit. Comme s’il voulait nous dire : s’il n’y a plus d’espoir de changer ce monde qui ne mérite pas d’amour, que nous reste-t-il à faire ? Ne pas se laisser duper. Voir et savoir. Savoir et voir. » On retrouve ce regard simple et exigeant aussi bien dans Gaieté Parisienne que dans Les Malentendus, Service Clientèle, ou La Petite fille et la cigarette, pour ne citer que quelques-uns de ses romans.

Benoît Duteurtre, c’est aussi ce qu’on appelle la voie médiane, ou la voie du milieu en art. Au cinéma, on le mettrait à côté des films de la comédie italienne (Le Fanfaron de Dino Risi, Le Pigeon de Mario Monicelli), voire française (Pleure pas la bouche pleine, ou Le Chaud lapin de Pascal Thomas) et non ceux des avant-gardes tels Jean-Luc Godard ou François Truffaut, refusant l’esprit de sérieux et le côté poseur et cérébral de ce qu’on a appelé La Nouvelle Vague (excepté Eric Rohmer). Rappelons au passage que Benoît Duteurtre est l’auteur d’un essai fracassant, Requiem pour une avant-garde, contre l’avant-garde musicale (Boulez et l’atonalisme) où il critique la musique contemporaine subventionnée et son institutionnalisation en France. Le livre, qui a provoqué une vive réaction dans la presse, fut assimilé entre autres par le quotidien Le Monde à du négationnisme. Duteurtre attaqua le journal et remporta le procès. Le Monde fut contraint de publier son droit de réponse.

Sous des apparences frivoles, Benoît Duteurtre n’a donc rien d’un romancier « superficiel » mais tente de décrire avec « légèreté » un monde absurde. Autrement dit, la volonté ferme d’être critique tout en se gardant du ton grave et affecté de l’indignation (le pathos). C’est là que réside l’authentique virtuosité de l’auteur. C’est une des grandes méprises que l’on opère souvent envers la voie médiane qui est de ne pas aller dans la voie de la dénonciation sérieuse et intellectuelle, ni dans celle du pur divertissement insignifiant et rigolard. Jamais grave quand on l’exige, jamais légère quand on l’attend. Le décor est planté.

L’action de son nouveau roman, La Cité heureuse, se situe dans le quartier historique d’une grande ville d’Europe. Celui-ci, rebaptisé Town Park, a été entièrement privatisé par une multinationale de loisirs. Il y a un quartier impressionniste, un quartier médiéval où les femmes filent la laine devant le rouet. La devanture des boutiques s’inspire de grands peintres. Dans Town Park, évidemment, le tabac est proscrit ! Il y a des journées «Flower day» où l’on revêt chapeau de canotiers et costumes fleuris. Les immeubles d’habitation sont devenus des résidences hôtelières. Leurs habitants, appelés townies, sont à la fois partenaires et employés. Là, le déguisement est de rigueur. Si l’on participe aux animations costumées, ou aux manifestations publiques, on récolte des points-cœur, qui, cumulés, ouvrent l’accès aux services d’assurance de la Compagnie et de sa filiale santé Primavera (catégories VIP). Mais si l’on est pris en état d’ivresse ou de mauvaise humeur, on vous en retire ! Et il y a évidemment des touristes ! Town Park est en quelque sorte le cousin du Playtime de Jacques Tati par cette façon montrant dès 1966 que l’intention de recolorier ou de travestir le réel était en place : festivisation et touristification du monde. Du pain et du cirque adressés à la plèbe… Voir l’opération Vélolib’ à Paris aujourd’hui…

Le roman met le doigt sur l’imposture présente, et ce que l’on peut appeler l’oxymorisation des consciences. Les personnages parviennent à concilier dans leur esprit deux choses contradictoires sans en être réellement affectés ou troublés. Le « boboïsme », c’est bien cela, car outre le tout petit monde qu’il représente et qui a peu d’intérêt en soi, c’est sa posture qui importe, l’attitude qu’il suscite dans la façon de concilier deux contraires, par exemple le rebelle-soixanthuitard et le cadre néo-management, les côtés hippie et yuppie si l’on veut. Certaines phrases du roman, mine de rien, en disent long sur les paradoxes contemporains dans cette façon de concilier l’inconciliable. L’une des plus belles est : « En l’écoutant, Martin songeait que tous les compromis étaient possibles pourvu qu’on reste fidèle à ses convictions. » C’est dans cette manière de repérer des éléments qui pourraient échapper au commun des mortels que Benoît Duteurtre excelle.

Les personnages voient donc double au lieu de voir clair et net. De ce fait, ils prennent tout en même temps et s’en arrangent comme ils peuvent. Souvent mal, ce qui les rend risibles ou ridicules. Le chapitre «Joutes intellectuelles» est révélateur de l’imposture festive et intellectuelle actuelle au point que le réel est comme doublé par un monde représenté, et ce dernier l’emporte. Ces joutes dans Town Park sont organisées chaque mercredi après midi dans les cafés de Liberty city afin de recréer l’esprit frondeur des années de résistance intellectuelle. Témoin, cette phrase remarquable : « On voit bien, à certains détails, que nous ne vivons plus tout à fait dans le monde, mais dans une réplique du monde sur les lieux mêmes… ». Et bien sûr, l’imposture de l’imposture, c’est que ce travestissement est pris pour argent comptant, pour le réel authentique.

Le narrateur, un scénariste, est symptomatique de cette oxymorisation du monde. Le personnage est touchant car c’est un rebelle qui a abdiqué, qui a décidé de composer. De s’adapter en voyant que le monde n’allait pas écouter sa révolte. Un peu désabusé, séparé de sa femme Léa, il aime le luxe, vit dans un beau quartier mais n’est pas dupe de cette réécriture du réel pour des fins purement lucratives ou commerciales. Pour autant, cela ne le mène pas à s’indigner ou à s’opposer. Un jour, Samuel J. Poupin, le vice-président de la Compagnie, a convoqué le narrateur (un opposant à l’époque) et l’a invité à déjeuner. Il a proposé de lui verser un salaire supplémentaire pour écrire ses scénarios à une télévision. Et le narrateur a accepté. Benoît Duteurtre montre bien comment nous sommes comme scindés en deux, et nous fait saisir à travers ce personnage nos faiblesses et défaillances face aux séductions du système qui a compris qu’il ne fallait plus réprimer mais amuser et sourire. Ou comment le monde réel disparaît derrière sa doublure joyeuse !

Le narrateur n’est pourtant pas dupe. Dans les trois parties du roman, il nous livre à chaque fois l’un des scénarios qu’il doit écrire pour l’entreprise festive qui gère la ville, la société Télévision Humour Company. C’est dans ceux-ci qu’il exerce toute son ironie envers cette société festivocrate. Le second intitulé «Le choix de Julien», remarquable vaudeville postmoderne, d’une drôlerie acide qui fera grincer des dents, mérite que l’on s’y arrête car Benoît Duteurtre se fait subtil, spirituel et piquant. Il raconte l’histoire d’un narrateur, Nicolas, qui revoit son ancien amant, Julien. Ce dernier est marié avec Jacques et ils ont deux petites jumelles vêtues de la même façon ! Nicolas est troublé d’un tel mimétisme d’autant que Julien et son « mari » se ressemblent, au point qu’ils sont comme les clones l’un de l’autre. Là aussi, nous retrouvons la réplique du monde : comment la « gay attitude » copie et imite l’hétérosexualité dans ce que cette dernière a de plus conformiste, le mariage et la parentalité, en plus d’imiter un registre qui met à bat la singularité de l’homosexualité elle-même, c’est-à-dire un amour spécifique sans possibilité d’enfants. Devant une telle attitude, Nicolas a l’impression d’entendre : « Nous supportons mal d’être pédés, c’est pourquoi nous voulons vous démontrer le contraire. » Outre la pertinence de la critique, cela nous vaut des scènes d’un comique irrésistible, notamment quand Julien trompe son « mari » avec Clarisse, la femme avec qui il a couché en secret pour avoir un enfant ! Jacques, en découvrant la supercherie, s’indigne : « Mais les filles ? Tu as pensé à elles ? ». Ou quand Jacques constate que Julien part retrouver sa « maîtresse » et qu’il est soufflé de se faire doubler par une femme : « Avec la mère de notre fille ! »Comment retomber dans le conformisme vaudevillesque des hétérosexuels ! Marcel Aymé pourrait être jaloux !

Tout cela est très drôle et mené avec beaucoup d’entrain. Pour autant, Benoît Duteurtre n’est pas là pour régler des comptes. En observateur concret et attentif, dans un style simple, clair et précis, il met le doigt sur les supercheries contemporaines et décrit ce qu’il voit ou ce qui est en train d’arriver. Bref, c’est un romancier. Bien sûr, l’exploration concrète de ces thèmes (la mort des villes, la touristification du monde, les revers de la modernité où l’évolution progressiste de notre société) entraîne de nombreuses régressions mais donne de la saveur à un tel roman que l’on peut concevoir au passage comme un hommage à l’ami Philippe Muray dont les essais et les romans traitaient en grande partie de cet Empire du bien (titre d’un de ses livres).

La vie du narrateur qui a troqué sa révolte pour un train de vie confortable, bifurque à un moment, d’autant qu’il avait «réussi» sa conversion… Tout bascule le jour où Télévision Humour Company lui reproche d’écrire des scénarios trop « cyniques ». Mais il y a plus. Notamment quand le roman devient plus « amer » (découverte de la maladie, suicide d’un personnage) et que la sensation d’infini que ressent le narrateur en regardant passer les grands nuages dans le ciel prend plus d’importance. Portrait plus « impressionniste » en ce sens qu’il vient et revient par petites touches dans le roman, pour dessiner discrètement et délicatement une image sensible du narrateur, perdu devant la vacuité du monde, où tout se répète inlassablement, au point où même la révolte tourne à la répétition mécanique et égotiste (Bergson est cité pour son ouvrage Le Rire et sa thématique « Du mécanique plaqué sur du vivant »). Car à force de se révolter, cette révolte tourne au procédé vain et mécanique qui risque de remplacer le regard critique par le cliché. Même les personnages inventés par le narrateur s’introduisent dans le réel de la fiction pour remettre en cause le statut que leur avait donné ce même narrateur.

A ce monde où l’individu ne fait que se rencontrer (lui ou ses clones) à travers tout ce qu’il voit et tout ce qu’il touche, le narrateur oppose le fragment de son moi dans la totalité du tout. C’est en tout cas ce moment de solitude, de fracture qui fait que le narrateur acquiert une expérience existentielle singulière, plus seul mais plus libre face aux mouvements grégaires de toutes sortes. A l’abri des regards publics et de la complaisance. Un poignant sentiment de dérision envahit alors le roman. Avec la sensation que le monde, où qu’il aille, ira là où il doit aller. Même si la beauté de ce monde se dégrade inéluctablement et que c’est cette beauté qui donne la seule valeur à ce monde, personne ne pourra rien y faire. D’autant que le temps passant, tout sera balayé, tout disparaîtra inéluctablement alors que les grands nuages blancs continueront nonchalamment de passer…

Derrière sa légèreté, et son ton frivole, La Cité heureuse est un roman raffiné et délicat dont la lecture facile procure une «insoutenable» mélancolie.

 

Yannick Rolandeau

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