Benoît Duteurtre, Chemins de fer, par Gilles Martin-Chauffier, Paris Match Livres, 28 septembre 2006

Quand la campagne fait mal à nos bobos.

Benoît Duteurtre poursuit sa galerie de portraits des précieuses ridicules parisiennes. Après la journaliste de gauche fascinée parJean-Marie Messier, voici l’« executive woman » shootée aux Vosges. 

Au début, c’est l’histoire d’une campagnarde Hermès, résultat un peu nerveux du croisement entre la Parisienne superficielle et le survivant de la France profonde. Au Fouquet’s, sa cantine, cette espèce de cinglée multimédia croit qu’il n’y a que deux saisons en ville : automne-hiver et printemps-été. Seulement voilà, aussi souvent que possible, madame part se ressourcer chez les « vraies gens ». Dans son cas, il s’agit des Vosges. Pour tout dire, Florence ne descend pas en province, elle remonte le temps ; plus que pour la fameuse ligne bleue, elle part pour le second Empire. Arrivée chez elle après force routes sinueuses et défilés de sapins, elle coupe du bois, va chercher son lait à pied à des kilomètres, frissonne de bonheur quand la météo annonce la neige et déblaye à la pelle la trace qui mène à sa porte – du moins au début car, le troisième jour, le dos en vrac, elle demande au voisin de venir ouvrir le passage avec sa bruyante souffleuse. Un paysan idéal pour elle possède une voix au ton râpeux, une syntaxe rurale, un parler lent, si possible une gueule un peu cassée, de toute façon une démarche lourde et des sourcils épais comme des câbles téléphoniques… Ne parlons pas de ses accords grammaticaux mal dégrossis qui le situent (si vous êtes capable d’un tel effort d’imagination) entre Bossuet, la mère Denis et le cow-boy Marlboro. Ce type idéal n’existe plus que sur les toiles de Rosa Bonheur où des glaneurs épilés et nourris à l’E.p.o. soulèvent au soleil couchant des gerbes de blé grosses comme le Ritz, mais qu’importe ! Florence vit dans son rêve : Notre-Dame des Foins trouve l’épectase bucolique à l’écoute du silence de sa vallée fleurie, ravalée, gazonnée et coiffée de chaume où, subventionnées par l’office du tourisme, quelques ultimes vaches méditent.

Jusqu’au jour du drame. Un soir, arrivant de Paris dans son archao-paradis, elle découvre un superbe réverbère à l’embranchement du chemin menant chez elle. Juste dans l’axe de la vue plongeante sur son cher panorama Ancien Régime. Scellé dans le béton comme un maréchal d’Empire sur son socle en marbre, il projette sur la nuit une lueur blafarde qui efface toute nuance là où elle aimait décrypter une obscurité délicieusement terrifiante. Je vous préviens : son chemin de croix ne va pas s’arrêter là. Suivront les poubelles de l’espace propreté, le rond-point et tutti quanti. En peu de temps, sa réserve à la Jacquou le Croquant va se transformer en parfait petit coin de banlieue mondiale. Et ne comptez pas sur ses voisins pour la soutenir dans l’épreuve. Les néo-paysans qui s’abonnent à Canal+ pour le porno du samedi soir et rêvent de 4 x 4 trouvent moderne tout ce qui est récent. Ils veulent voir « évoluer » leur paysage, et le mot « désenclavement » provoque des orgasmes parmi eux. Florence se retrouve bien seule, et son univers s’écroule. D’abord, sa hargne se concentre sur la S.n.c.f. qui ne bichonne que les T.g.v. et délaisse les trains de campagne menant à sa thébaïde, véritables pupilles de l’assistance publique ferroviaire. Mais bientôt, c’est tout le système que cette Marie-Chantal remet en cause. Parce qu’on lui gâche ses weekend, elle comprend que la mondialisation ne propose qu’un remède universel : travailler plus et gagner moins. Je vous rassure : on parle des ouvriers. Les patrons relèvent d’une autre logique. Pour assurer la bonne santé des entreprises, mieux vaut mettre à peu près tout le monde au chômage.

Et c’est ainsi qu’une fable amusante tourne au réquisitoire contre l’absurdité d’un système qui défigure tout sur son passage et envoie à la casse les gens et leurs traditions. Le plus drôle, c’est que Benoît Duteurtre est plutôt un réactionnaire. Il aime bien les gens qu’il fustige. Avec, de livre en livre, une prédilection pour les femmes savantes et les précieuses parisiennes dont il ne loupe aucun ridicule. Ce qui fait beaucoup rire. Mais jaune. Parce qu’on est d’accord avec tout ce que ce nouveau La Bruyère dénonce, mais aussi avec tous ceux qu’il accuse. Soudain, on est forcé de raisonner sur des idées contradictoires. Ce qui est très excitant pour l’esprit. Et pour le plaisir de la lecture. 

Gilles Martin-Chauffier

 

« Chemins de fer », de Benoît Duteurtre, éditions Fayard, 220 pages, 17 euros. 

2 réflexions sur “Benoît Duteurtre, Chemins de fer, par Gilles Martin-Chauffier, Paris Match Livres, 28 septembre 2006”

  1. Bonjour,

    J’ai écouté Benoît Duteurtre lors d’un débat (samedi 6 octobre) au FIG 2018 à Saint-Dié-des-Vosges lors duquel il a fait référence au transport ferroviaire. Le lendemain je me suis rappelé d’un article qu’il a fait paraître dans le monde diplomatique d’avril 2018. Faisant partie d’un collectif de défense de la ligne ferroviaire Epinal / Saint-Dié-des-Vosges / Strasbourg et étant chargé également de la communication, je suis en permanence à la recherche de contacts avec lesquels nous pourrions amplifier notre débat sur le développement de cette ligne. N’ayant pu faire le rapprochement en temps voulu pour prendre contact directement avec lui, je suis à la recherche des ses coordonnées pour le joindre. Suis-je à la bonne porte ?

    Gérard COINCHELIN
    06 [** ** ** **]

    • Bonjour monsieur.

      Je me suis permis d’éditer votre commentaire.

      Pour me laisser des informations privées merci de les chiffrer.

      N’hésitez-pas à vous inscrire dans « Méta », en bas à droite, pour ne manquer aucune mise à jour.

      Je viens d’ajouter « Contact » en bas de page pour me joindre directement, et non le créateur de l’article.

      Je ferai suivre votre message à Benoît Duteurtre.

      Cordialement,

      l’administrateur.

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