Benoît Duteurtre, une autre façon de marcher…
Avec En marche !, l’écrivain signe un roman décapant sur notre modernité tiraillée par ses contradictions et ses faux-semblants.
Connaissez-vous la Rugénie ? Ce petit pays d’Europe centrale, indépendant depuis 2000, candidat à l’entrée dans l’UE et l’Otan, est une sorte de paradis sur terre : éco-responsable, chantre du développement durable et de la bicyclette, défenseur des diversités et des minorités… En Rugénie, on encourage aussi la pratique du sport, le recyclage des déchets, l’éradication de la consommation de viande et de tabac. C’est au célèbre Stepan Gloss, professeur d’économie et de philosophie né en Rugénie mais ayant fait carrière aux États-Unis, que le pays doit cette mutation. Gloss est de longue date un conseiller influent du président et a exposé dans son best-seller La Globalisation heureuse ses préconisations : «la dérèglementation des échanges et l’abandon de l’État-providence ; mais aussi une stricte réglementation de la vie quotidienne justifiée par la lutte contre les nuisances et les impératifs du vivre-ensemble». Thomas, jeune député français, fraîchement élu du parti En Avant, entreprend un séjour d’observation dans cet enthousiasmant laboratoire de la modernité politique et économique. Cependant, les réalités qu’il découvre sont loin des discours officiels.
Dans le sillage du Voyage en France (prix Médicis 2001) et de L’Ordinateur du paradis, Benoît Duteurtre signe un «conte philosophique» évoquant autant Voltaire qu’Orwell. Évidemment, cette Rugénie imaginaire et sa capitale ne sont pas sans nous rappeler quelques réalités familières : «Les boulevards de Sbrytzk conservaient une allure du XIXe siècle avec leurs larges chaussées propices à une circulation fluide dont rêvaient les architectes aux premiers temps de l’automobile… Sauf que les automobiles avaient fondu au profit d’une armée de véhicules à roulettes, voitures à pédales, vélos-taxis, bicyclettes – derrière lesquels une poignée de voitures électriques et de fourgonnettes de livraison attendaient de pouvoir passer. Sur la droite, une voie unique était réservée aux autobus qui formaient une file ininterrompue. Et les trottoirs eux-mêmes étaient recouverts d’engins roulants, poussettes et fauteuils pour handicapés, rollers et trottinettes, accordant peu d’espace aux rares piétons qui tentaient de se frayer un chemin. Un étrange silence enveloppait ce centre urbain où les bruits de moteur passaient au second plan derrière les sonnettes des vélos et les interjections humaines.» Marche à l’envers «On aurait dit plutôt, dans ce pays comme ailleurs, que plusieurs sociétés vivaient juxtaposées : l’archaïque et la post-historique, la provinciale et la branchée, la gréviste et la mondialiste», note encore Thomas en se promenant dans une ville où les logos des enseignes internationales côtoient des quartiers historiques muséifiés misant sur un goût de l’authentique plus ou moins falsifié. À Son habitude, l’écrivain décrit les paradoxes et les injonctions contradictoires d’une société chérissant les causes de maux dont elle déplore les conséquences. À l’image, par exemple, de fermes sans animaux mises en place au nom de la protection de la nature et des animaux. Derrière les incantations à aller de l’avant, à réformer, à s’adapter, Duteurtre décèle une «marche à l’envers» et des régressions à peine masquées. «Les théoriciens de cette nouvelle « révolution » (l’extension de la précarité) luttant contre le « conservatisme » (l’attachement à la protection sociale) m ’ont toujours fait l’impression d’escrocs déguisés en experts. Serviteurs dévots de l’entreprise et du marché, ils ont dépossédé les citoyens de leur patrimoine et tout cédé à des financiers pressés de « délocaliser » au nom sacro-saint de la mondialisation», s’insurge un personnage. Si l’on rit beaucoup à la lecture de En marche !, le rire se fige parfois en grimace. Les péripéties kafkaïennes s’abattant sur Thomas, pour avoir souri avec insistance à une jeune femme dans un bus, nous rappellent que la délation et les procès d’intention prospèrent désormais au nom du Bien. L’épisode du soulèvement de la Haute-Rugénie sécessionniste fait écho aux manipulations et à la propagande à l’œuvre lors des conflits au Kosovo ou en Ukraine. Quant à Stepan Gloss, à l’image des patrons et des cadres de la Silicon Valley, préservant leurs enfants de la compagnie envahissante des écrans produits par leurs entreprises, il a édifié sur une montagne un vaste domaine et une ferme à l’écart des programmes et des normes qu’il promeut pour les autres. Ultime pied-de-nez ironique et désenchanté de ce roman doucement subversif.